Le Prince Solitaire 2 05

Chapitre Cinq : Méprise



Il arriva encore que la vampire fasse quelques crises mais c'était en général dicté par la faim : dès qu'elle dévorait un lapin, elle se calmait aussitôt. Quant à Lyrel, ses gardiens avaient fini par le prendre en pitié car ils lui amenèrent régulièrement de l'eau, des fruits ainsi que des carottes crues et des feuilles de salade avec parfois une sorte de bouillon chaud. Le lapin apprécia la salade et les carottes bien plus que la paille sèche ! Lyrel les remercia à chaque fois. Ils essayèrent de lui parler mais comme ils s'exprimaient dans la langue des démons, il ne pouvait que secouer la tête. Son vocabulaire était très limité et les Diables ne semblaient pas vouloir se manifester — un comble alors qu'ils le harcelaient depuis des années ! Sans fenêtre, Lyrel n'avait aucun moyen de savoir combien de temps s'était écoulé mais cela devait se compter en jours.


Il observait constamment la vampire et réalisa qu'en plus de se calmer, elle se tenait de plus en plus correctement, réduisait les grognements et sifflements. Il la surprit même une fois en train de chantonner et de remettre de l'ordre dans ses cheveux emmêlés. C'était de plus en plus étrange. Les gardiens, eux, ne semblaient pas surpris de cette évolution et ils la félicitaient à chaque fois de ses progrès. Le vampire aux cheveux vert foncé qui avait capturé Lyrel revint voir la prisonnière et hocha la tête de satisfaction. Il se tourna ensuite vers Lyrel qui lui rendit son regard, et les yeux rouges s'assombrirent.

« Tu as décidé de créer des problèmes jusqu'au bout, saleté de Lumineux, » marmonna-t'il à son intention.

Le vampire renifla de mépris avant de partir.


Un peu plus tard, alors que les gardiens nourrissaient la vampire et Lyrel, des bruits de pas se firent entendre. Les deux vampires se tournèrent, se raidirent puis se prosternèrent aussitôt, leur front touchant le sol. Intrigué, Lyrel pencha la tête contre la grille pour voir ce qui se passait. Un groupe de vampires arrivait. Lyrel fronça les sourcils en reconnaissant le chef des vampires à leur tête. Vêtu d'une tunique verte, ses longs cheveux noirs attachés en chignon pour la moitié et tombant librement le long de son dos pour l'autre moité, il se posta d'abord devant la cellule de la vampire. La femme écarquilla les yeux en le voyant et se prosterna devant lui comme les gardiens.

« C'est bien, fit le vampire d'un ton satisfait. Tu te souviens. »

Il tendit une main à travers la grille et la femme se redressa un peu, ébahie. Les autres vampires autour se tendirent mais leur chef ne manifestait aucune crainte. La prisonnière effleura timidement la main tendue du bout des doigts puis recula aussitôt, paniquée. Le chef des vampires secoua la tête.

« Tout va bien, la rassura-t'il. Tout va aller de mieux en mieux. »

Elle lui renvoya un regard perdu.


Le vampire aux cheveux noirs se tourna ensuite vers Lyrel qui lui rendit son regard.

« C'est donc vrai, tu n'as toujours pas touché au lapin pourtant tu es calme. Je n'ai jamais vu de nouveau se comporter comme toi, tu m'intrigues ! »

Lyrel fronça les sourcils. C'était le moment d'avoir des réponses.

« Je ne comprends rien à ce que tu dis, répliqua-t'il.

Tu sais pourtant parler notre langue.

– Seulement un peu. Dis-moi plutôt ce que tu me veux à la fin ! »

Les vampires autour prirent un air paniqué en l'entendant s'adresser ainsi à leur chef. Le vampire tendit une main sur le côté pour leur dire de se calmer. Loin de s'offenser, il avait vraiment l'air amusé par Lyrel.

« T'es bizarre, fit-il tout à coup dans le patois des Pialles. Jamais vu un nouveau vampire comme toi. »


Lyrel resta un moment figé par le décalage entre l'accent rural des Pialles et la noblesse qui se dégageait de ce vampire. Il se reprit et réagit sur un mot :

« Je ne suis pas un vampire ! s'indigna-t'il.

– Oh qu'si, » répliqua l'autre avec assurance.

Lyrel le fixa avec circonspection en se demandant s'il ne se payait pas sa tête.

« Une minute, tu crois que je suis un vampire ? Pourtant je n'ai pas les yeux rouges comme vous autres.

– C'est pa'c'que t'as pas eu ton premier sang, c'est tout, » répliqua le vampire, toujours aussi sûr de lui.

Cela rappela quelque chose à Lyrel : à Élana il avait vu les yeux d'un enfant se teinter de rouge après avoir mordu Lyrel. Voilà d'où provenait la méprise de l'autre vampire.

« Tu te trompes sur moi, reprit le jeune homme. Je fais... faisais partie d'un groupe de chasseurs de vampires, les Loups.

– Yep, j'sais. Z'ont été butés par des vampires que t'as butés après. On a vu les corps. »


Le vampire fit soudain signe à un des gardiens qui lui amena un tabouret pour qu'il s'assoit en face de la grille. L'homme reprit ensuite :

« On les traquait aussi d'puis un bout d'temps. Z'ont été plus rapides et z'ont buté ces chasseurs avant qu'on arrive. »

Le regard de Lyrel s'attrista en songeant de nouveau à la perte de ses amis, chose qu'il avait occultée au vu de sa situation. Il se ressaisit rapidement.

« Pourquoi tu crois que je suis un vampire alors ? demanda-t'il.

– En s'basant sur les corps, t'aurais buté cinq vampires à toi tout seul. En plus t'as résisté face à Shijetsū. C'est pas possible, sauf si t'es comme nous.

– Je suis très fort pour un humain, » répliqua Lyrel avec un regard agacé.

Cela fit rire le vampire.

« Fort ou pas, pas possible de buter des vampires tout seul ! assura-t'il avec un sourire. Et pis t'es un Lumineux. »


Lyrel se tendit. Il avait dû faire usage de ses flammes pour se protéger. Dans le royaume des démons, seuls les Lumineux paraissaient avoir des pouvoirs magiques. L'image de ces hommes blonds aux yeux dorés qui avaient tenté de les tuer, Kaname, Chiharu et lui, lui revint à l'esprit.

« Je ne suis pas le seul humain à avoir des pouvoirs, rétorqua-t'il.

– Ah ? Chez nous y a qu'les Lumineux qu'ont des pouvoirs.

– Pas chez moi, rétorqua Lyrel.

– Dis pas n'importe quoi. T'es un vampire, c'est-y sûr ! »

Lyrel retint un juron devant l'entêtement de ce vampire. Il décida de changer de sujet :

« Tu as dit que vous traquiez ces vampires, pourquoi ?

– Z'avaient empiété sur not' territoire.

– Ah, comprit Lyrel, c'est juste une histoire de terrain de chasse. »


Ces vampires avaient beau se comporter de façon civilisée, ils n'en restaient pas moins des prédateurs de l'espèce humaine.

« Nop, contra le vampire, sont des villages sous not' protection. On les protège des aut' vampires sauvages.

– En échange de victimes ? » s'horrifia Lyrel.

Le vampire plissa le front sans nier.

« On bute pas. On boit juste l'sang et c'est des volontaires. »

Lyrel était clairement incrédule. Cela dit, s'ils pouvait contrôler leur comportement, ne pouvaient-ils pas aussi contrôler leur soif de sang ? Ses gardiens n'avaient jamais semblé avoir envie de boire son sang, pourtant ils le voyaient depuis des jours.


« C'est dur à croire, reconnut-il. Les vampires que j'ai chassés jusqu'à présent... ils n'étaient pas comme vous. Comment ça se fait ?

– T'sais c'que c'est, un vampire ? demanda l'autre plutôt que de répondre à sa question.

– C'est un mort qui revient à la vie et qui s'attaque aux vivants, répondit Lyrel qui ne voyait pas où il voulait en venir.

– Nop, pas tout à fait. C'est un humain mort qu'prend possession d'un corps de Vite mort. »

Lyrel le fixa avec perplexité.

« Un quoi ? Un humain ? Qu'est-ce que c'est ? »

Le vampire désigna son nez.

« C'est nous. C'est c'qu'on était avant de crever, des humains. »

Lyrel réfléchit un moment au sens de ce mot. Sans les Diables, il ne pouvait compter que sur lui-même pour en comprendre la signification. Il eut une illumination :

« Des démons ? C'est ça ce que tu veux dire ? »


Le visage du vampire s'assombrit.

« C'est pas un joli mot. L'dis plus jamais ici ou ben t'vas faire des ennemis. On est des humains.

– Si tu le dis. Et c'est quoi l'autre mot, Vite ? »

En le prononçant, Lyrel eut la curieuse impression d'avoir déjà entendu ce mot quelque part.

« C'est comme ça qu'on appelle les autres : des Vites.

– Pourquoi ce nom ?

– Parce qu'y z'ont la vie courte. Vie courte, Vite.

– Ce n'est pas un joli nom non plus, objecta Lyrel.

– Plus joli qu'celui qu'y z'ont pour nous. »

Le vampire n'avait pas tort mais Lyrel n'était pas là pour discuter du choix des noms. Il en revint plutôt à ce que l'autre homme venait de lui apprendre :

« Si j'ai bien compris, vous étiez tous des dé... des humains avant, sauf que vous êtes morts et vous avez pris possession de corps hu... Vites décédés, c'est ça ? »

Le vampire hocha la tête.


Lyrel réfléchit alors à tout ce qu'il avait déjà vu des vampires, que ce soit en tant que chasseur ou bien depuis son arrivée ici.

« Voilà qui explique pourquoi vous vivez comme des dém... des humains, fit-il pour lui-même.

– Comment t'sais qu'on vit comme des humains ?

– La langue, les vêtements, même les armes.

– Yep, mais comment t'connais tout ça ? »

Lyrel en avait trop dit et il se mordit la langue. Le vampire reprit d'un air triomphant :

« C'est pa'c'que tu t'rappelles de ta vie d'avant, même un sch'tit peu.

– Ma vie d'avant ? répéta Lyrel avec un curieux sentiment.

– Yep, quand t'étais humain, avant ta mort. »


Lyrel le fixa avec stupeur.

« Ma mort ? Quand suis-je mort ?!

– Toi, j'sais pas mais le Vite, l'est mort avec son groupe, buté par les aut' vampires.

– Le Vite, c'est moi, répliqua le jeune homme avec une pointe d'agacement. Et ces vampires ne m'ont pas tué. J'étais sorti quand ils ont attaqué le campement. Je suis revenu trop tard... »

La tristesse l'envahit de nouveau. Même en ayant vengé la mort de ses compagnons, la douleur persistait, cette terrible sensation de perte et de reproche. Il ne les avait pas protégés, tout était de sa faute.

« Pas toi, reprit le vampire d'un ton patient. T'mélanges avec l'souvenirs de c'te Vite. Ça arrive au début. Plus tard, tu retrouv'ras tes souvenirs à toi. D'ailleurs, doit bien t'manquer des souvenirs plus anciens, c'est-y pas vrai ? »

Lyrel se crispa en pensant à son amnésie des seize premières années de sa vie. Non, cela ne pouvait pas être lié !


Le vampire s'aperçut de son trouble et insista :

« Y t'en manque ?

– Combien de temps peut tenir un nouveau vampire sans boire de sang ? » contra Lyrel.

Ce n'était pas qu'il croyait à la théorie du vampire mais son esprit logique tenait à éliminer cette possibilité des plus perturbantes. En plus il devait le convaincre qu'il n'était pas un vampire.

« Un n'veau ? Ben... ça dépend d'chacun, pour sûr. J'dirais... deux ou trois mois, pas plus. »

Le soulagement de Lyrel fut si grand que cela l'inquiéta quelque peu. Avait-il réellement cru qu'il pouvait être un vampire ? Quelle absurdité ! Et peu importait les similitudes troublantes entre lui et les vampires : sa force, sa rapidité, la capacité de parler la langue des démons...


« Je n'ai aucun souvenir de mon enfance, répondit Lyrel d'un ton apaisé, mais je me souviens de tout depuis mes seize ans et cela remonta à six ans. Alors tu vois bien, ton histoire ne tient pas debout. »

Loin de s'offusquer, le vampire le considéra avec curiosité.

« Plus de souvenirs d'ton enfance ? T'as eu quoi, un accident ?

– Quelque chose dans le genre, » marmonna-t'il.

Il était hors de question qu'il parle de la cérémonie satanique. Il reprit plutôt :

« Tu l'as dit toi-même, je ne peux pas avoir tenu six ans sans boire de sang donc je ne suis pas un vampire. »

Il conclut avec certitude car son raisonnement était sans faille. Il vit le vampire froncer les sourcils et se pencher sérieusement sur la question. Lyrel espérait qu'il reconnaisse enfin son erreur. Cela dit, que ferait le vampire ensuite ? Libérer Lyrel bien gentiment ou bien le vider de son sang ? Il aurait peut-être été plus malin de le laisser croire que Lyrel était un nouveau vampire. Toutefois Lyrel tenait bien trop à la vérité pour cela. Même s'il avait été excommunié, il prenait encore très à cœur son vœu sacré de vérité, tout comme ses deux autres vœux. S'il y renonçait, que lui resterait-il ?


Finalement le vampire sortit de ses pensées.

« J'ai l'impression qu'ton Vite a vécu de sacrés trucs et j'aimerais bien entendre son histoire un jour. Mais ça prouve rien. Tu t'souviens juste de c'que ton Vite a vécu, ce n'est pas toi. »

Pour le coup, Lyrel se sentit perdre patience et il explosa comme ça lui arrivait rarement :

« Tout ça, c'est n'importe quoi ! Vous mélangez tout : vous êtes des vampires mais vous vivez comme des démons ! Pas étonnant que vous ne sachiez pas reconnaître un humain quand vous en voyez un ! »

Le vampire fronça les sourcils devant son emploi des mots démons et humain, cependant il ne se mit pas en colère.

« T'dis qu'on mélange tout, contra-t'il, mais t'es pas mieux. Tu t'prétends Vite sauf qu't'es fort et rapide comme un vampire, tu parles la langue des humains et t'as les pouvoirs d'un Lumineux. Dans l'fond, t'es pas sûr de c'que t'es ! »


Lyrel le fixa d'un air agacé. Le vampire eut soudain un grand sourire.

« Bon, si t'es si sûr d'toi, y a un'façon d'vérifier c'que t'es, » fit-il.

Il fit signe aux gardes qui étaient restés en retrait pour ne pas écouter leur conversation mais assez proche cependant pour accourir aussitôt qu'on aurait besoin d'eux. Le chef des vampires leur donna des consignes brèves dans la langue des démons. Intrigué et un peu inquiet, Lyrel l'observa avec attention. Les gardes revinrent vite avec un lapin et une coupe. Avec un regard assuré vers lui, le vampire aux cheveux noirs prit un petit couteau et trancha la gorge de l'animal qui couina un peu. Il fit couler du sang dans la coupe avant de la tendre à Lyrel.

« Bois et on verra c'que t'es vraiment. »


Lyrel le dévisagea avec hébétude. Il voulait lui faire boire du sang frais maintenant ?

« Pas question ! protesta-t'il vivement.

– T'as peur de découvrir qu't'es des nôt' ? le nargua le vampire.

– Non, c'est juste répugnant de boire du sang. »

Un silence glacial se fit alors. Lyrel se moquait bien de les avoir insultés. Il était retenu prisonnier, ils étaient persuadés qu'il était un vampire et voulaient maintenant lui faire boire du sang. Il n'avait donc pas à se montrer poli avec ces gens.

« Rien qu'une goutte alors ? » insista le vampire en se reprenant un peu.

Lyrel lui lança un regard dubitatif.

« Si je bois ta goutte et que rien ne m'arrive, tenta-t'il, tu me laisseras partir sain et sauf ?

– Entendu. »


Si ce n'était qu'une goutte, Lyrel pouvait bien faire cet effort et encore plus si cela lui permettait de repartir librement. Il passa sa main par la grille et trempa son index dans la coupe. Il contempla un moment le bout de doigt rougi puis soupira et le porta à ses lèvres...

« NON ! »

Le cri subit des Diables le prit par surprise et il sursauta. Il avait senti qu'ils n'aimaient pas les vampires et ils ne s'étaient plus manifesté depuis son arrivée en ces lieux. Pour qu'ils interviennent cette fois et avec autant de violence, ce devait être grave.

« Comment ça, non ? répliqua-t'il en se tournant vers les ombres. Taisez-vous un peu et laissez-moi faire ! »

Sûrement que les Diables préféraient qu'il reste ici en prison ou qu'il se fasse dévorer par les vampires. Après tout ils représentaient le mal et il ne pouvait pas se fier à eux.


Avec une nouvelle détermination, Lyrel leva de nouveau son doigt pour le porter à sa bouche.

« NON ! firent de nouveau les ombres.

– Putain, vous commencez à être pénibles ! » jura-t'il avec énervement.

Il inspira brusquement pour se calmer et se rendit alors compte du regard bizarre que lui lançait le vampire.

« À qui t'causes ? demanda-t'il.

– Rien, personne, » répondit-il sèchement.

Il contempla une fois encore son doigt où la fine couche de sang avait fini par sécher et sentit l'opposition des Diables en lui. Malgré leur répugnance, ils interviendraient pour l'empêcher de boire du sang. Il fronça les sourcils. Cela voulait-il dire qu'ils savaient quelque chose à son sujet qu'il ignorait ? Cela ne lui plaisait guère.


Quoi qu'il en soit, il ne pourrait pas boire de sang, pas même une goutte. Il soupira et se tourna de nouveau vers le vampire.

« Je ne boirai pas, affirma-t'il. Je n'ai rien à te prouver.

– T'es vraiment bizarre, répliqua le vampire, le front plissé. Mais ça prouve un truc : t'sais vraiment pas c'que t'es. »

Lyrel eut un sourire d'auto-dérision.

« Tu as raison, reconnut-il, cependant je suis sûr d'une chose : je ne suis pas un vampire. Ça, c'est moi, ajouta-t'il en posant une main sur son torse. Le bon comme le mauvais, tout ce que j'ai vécu, c'est moi et pas les souvenirs d'un autre. »

Il s'était assez torturé au début pour savoir s'il était le vrai Lyrel, s'il devait ou non endosser ses péchés ou bien se défausser en disant qu'il s'agissait d'une autre personne. Même s'il n'avait aucune certitude à ce sujet, il savait qu'il était lui depuis six ans. Le novice Lyrel, l'Archange Ignatius, c'était bien lui. Il ne laisserait personne lui dire le contraire.


Son assurance commença à faire impression sur le vampire. Il le dévisagea d'un œil nouveau.

« C'est vrai qu'tu réagis pas comme les aut' nouveaux, » fit-il d'un ton songeur.

Il désigna de la main la femme vampire de la cellule d'en face.

« L'est arrivée après toi et l'commence un peu à s'souvenir. Toi, t'parles déjà not'langue mais t'souviens d'rien d'aut'.

– Je me souviens de ma vie, » rectifia Lyrel qui attachait de l'importance à ce point.

Il comprit soudain quelque chose et lança un regard nouveau vers le vampire.

« C'est donc ça ce que vous faites ici ? Vous recueillez les vampires pour qu'ils se souviennent ?

– Quand c'est possible, yep. Des fois y sont trop sauvages pour êt'sauvés alors faut les buter. C'est pitié. Quand on les trouve jeunes, c'est l'mieux.

– Jeunes ? demanda Lyrel en songeant à des enfants vampires.

– Pas encore eu l'premier sang ou pas encore goûté au sang d'Vites. »


Cela plongea Lyrel dans une profonde réflexion : des vampires conscients et civilisés qui cherchaient à porter secours aux leurs et à vivre le plus paisiblement possible ? Un sentiment terrible lui noua les entrailles. Une fois de plus, les montres qu'il avait espéré trouver s'avéraient plus humains que prévu. Pendant sa réflexion, le vampire but la coupe de sang destinée à Lyrel au départ. En voyant le regard du jeune homme se poser sur lui, il eut un sourire qu montra ses dents rougies.

« Quoi, ça t'dégoûte de trop ? »

Apparemment il n'avait toujours pas digéré la remarque de Lyrel à ce sujet. Toutefois ce dernier secoua simplement la tête.

« C'est dans votre nature de boire du sang, déclara-t'il avec un soupir. Du moment que ce n'est pas du sang humain et que je ne suis pas forcé d'en boire, ça m'est égal. »

Il désigna la prisonnière de la cellule d'en face.

« En plus comparé à la manière dont elle dévore ses lapins, je préfère te regarder toi. »

Agréablement surpris, le vampire eut un léger rire.


Lyrel profita de sa bonne disposition pour assouvir sa curiosité :

« Toi, reprit-il d'un ton songeur, tu te souviens de celui que tu étais avant ta mort ? Tu te souviens de ta mort ? »

Il ne se soucia pas de savoir si sa question était trop indiscrète et le vampire ne s'en offusqua pas.

« Je m'suis pas souvenu tout d'suite, c'est venu après, révéla-t'il.

– On t'a aidé ?

– Nop, y avait personne comme ça à l'époque. J'voyais les aut' vampires s'comporter comme de bêtes alors j'ai voulu y r'médier. Ç'a pas été facile d'en arriver là mais j'suis content.

– Ta mort remonte à quand ? »

Le vampire eut un sourire amusé.

« Curieux, hein ?

– Ça fait un moment que je moisis ici, répliqua Lyrel en haussant les épaules. Le lapin ne parle pas beaucoup. »

Cela fit rire de nouveau le vampire.


« Sérieusement, reprit Lyrel, combien de temps tu vas encore me laisser ici ? Tu auras beau insister, je ne boirai pas de sang pour te convaincre de ma nature. »

Il reçut un regard scrutateur en réponse.

« Mmm, t'as l'air calme et sensé... J'vais pas t'garder ici indéfiniment... Yep, on peut essayer c'truc.

– Quel truc ? s'inquiéta-t'il un peu.

– T'vas pouvoir quitter c'te cellule mais t'resteras au palais. P't-être qu'en vivant avec nous, tu t'souviendras d'qui t'étais. »

Ce vampire était décidément têtu. Et qu'est-ce qu'il voulait dire par palais ? Où voyait-il un palais dans les montagnes ?!

« Je ne suis pas un vampire, répliqua de nouveau Lyrel. Je suis au contraire un chasseur de vampires. C'est bien prudent de me laisser parmi les tiens ?

– On sait s'défendre. Et pis j'te laisserai pas sans surveillance. Shijetsū. »

Il avait à peine élevé la voix pourtant l'autre vampire aux cheveux vert foncé apparu en un instant, comme s'il s'était matérialisé. La vitesse des vampires était vraiment extraordinaire. Le dénommé Shijetsū fixa Lyrel comme s'il aurait bien voulu le tuer sur place.


Sans faire attention au regard mortel, le chef des vampires se leva et lui donna ses instructions :

« Il va vivre parmi nous.

Il n'a pas encore pris son premier sang, Hakurō, protesta l'autre. Ce n'est pas prudent !

Regarde-le, il est plus calme que la plupart des jeunes. Il sait se maîtriser. Il a même refusé de boire du sang alors que cela aurait pu le libérer.

Justement c'est suspect ! N'oublie pas non plus que c'est un Lumineux. Qui sait s'il ne cache pas une traîtrise ? »

De toute la conversation, Lyrel ne put comprendre que quelques mots ainsi que la confirmation que Shijetsū ne l'appréciait guère. Pourtant le mot Lumineux attira son attention.

« Il persiste à dire qu'il est un Vite, reprit Hakurō. Un Lumineux n'utiliserait pas un mensonge aussi flagrant pour se dissimuler. En plus je vois mal les Lumineux accepter une telle déchéance juste pour un plan quelconque.

Tu sais pourtant qu'ils sont capables de tout.

Je sais, » approuva Hakurō et un éclair de douleur apparut dans ses yeux.

Il se reprit aussitôt :

« Néanmoins j'ai pris ma décision. Bien entendu il restera sous surveillance, aussi bien pour sa sécurité que la nôtre.

À tes ordres, Hakurō, » s'inclina Shijetsū bien que réticent.


Le vampire aux cheveux noirs se tourna vers Lyrel avec un sourire ravi.

« C'est réglé, fit-il en reprenant la langue humaine. Au fait, tu t'appelles comment ?

– Lyrel, répondit-il faute de mieux.

– Nop, c'est pas un vrai nom ça ! Comment c'est-y qu'on pourrait t'app'ler...

– Lyrel, c'est très bien ! » décréta-t'il fermement.

Hakurō n'insista pas mais il pencha la tête sur le côté.

« P'importe. En tout cas t'as pas l'accent du coin. Y vient d'où, l'Vite ?

– Du duché de Prost, » répondit Lyrel en renonçant temporairement à corriger la dissociation.


Il lut sur le visage du vampire que le nom ne lui disait rien.

« À l'Est, expliqua-t'il alors, très loin. Je dirais à trois mille kilomètres des Pialles.

– L'est venu faire quoi ici ? »

Lyrel lui lança un regard sec et répliqua :

« Ce ne sont pas tes affaires ! »

Shijetsū siffla entre ses dents et s'avança, prêt à punir cet insolent. Cependant Hakurō rit simplement, Quel que soit le comportement de Lyrel, il ne s'était pas fâché une seule fois. Cela avait même semblé l'amuser. C'était décidément quelqu'un d'étrange.

« Pas mes affaires ? répéta Hakurō avec un grand sourire. T'as raison, j'suis simplement curieux. Bah, tu m'racont'ras ça un aut'jour. »

Lyrel en était moins sûr.


Le vampire aux cheveux noirs se leva alors du tabouret et fit signe aux gardes d'ouvrir la cellule de Lyrel. Sous le regard noir du dénommé Shijetsū, la grille fut ouverte. Lyrel allait sortir quand il songea soudain à quelque chose et il prit le lapin dans ses bras. La petite bête s'était réfugiée au fond de la cellule à partir du moment où Hakurō était apparu, comme sentant le danger. Les cris de son congénère qui s'était fait trancher la gorge n'avaient pas rassuré l'animal, loin de là ! Lyrel put quand même le porter, néanmoins le lapin tremblait dans ses bras et cherchait à s'échapper.

« Ce lapin, déclara Lyrel, je veux qu'il soit aussi remis en liberté.

– Oh ? »


Hakurō lui lança un regard intrigué et amusé tandis que Shijetsū marmonnait quelque chose de peu flatteur entre ses dents.

« Il m'a tenu compagnie, se justifia Lyrel. Il mérite de retourner dans la nature.

– S'y va dehors, y s'fera certainement bouffer par un aut'animal.

– Ça, c'est une autre histoire. Au moins il aura profité de l'air pur. »

Hakurō s'esclaffa et accepta sa requête bizarre. Cela n'amusa pas Shijetsū, bien au contraire, vu le regard meurtrier qu'il lui lança. Toutefois Lyrel n'en avait cure. Il n'était pas venu pour se faire des amis. D'un côté il était curieux de voir comment vivaient ces vampire soit-disant civilisés. De l'autre il sauterait sur la première occasion venue pour s'échapper.


~*~


Shijetsū reçut l'ordre de lui faire visiter le palais. Comme il se refusait à parler autrement que dans la langue des démons et que Lyrel n'en comprenait que quelques mots de base, il ordonna à un garde de les suivre et de présenter les lieux au jeune homme. Il resta derrière eux, la main sur son sabre et son regard transperçant Lyrel. Ce dernier ne lui prêta guère attention, trop occupé à mémoriser les lieux et à chercher un moyen de s'enfuir. La palais était une ancienne forteresse désormais abandonnée. Les vampires l'avaient investie et remise en état petit à petit. Dans un bâtiment à l'architecture typiquement humaine, Lyrel reconnut des éléments de décoration du style des démons : des peintures épurées accrochées au mur, des tentures aux motifs floraux, un minimum de meubles... Les vampires se donnaient bien du mal pour combattre le mal du pays.


En discutant avec le garde, Lyrel apprit qu'il y avait un peu plus de trois cents vampires dans le palais qu'ils avaient nommé Kagejū Le palais des ombres. (1). Le nombre effara quelque peu Lyrel. Même si tous les chasseurs des Pialles unissaient leurs forces pour les affronter, ils n'auraient aucune de l'emporter contre trois cents vampires. D'un autre côté, si ces vampires décidaient de s'emparer des Pialles, rien ni personne ne pourrait les en empêcher. Or ils semblaient se satisfaire de leur palais reculé.

« Comment vous vous nourrissez ? s'enquit Lyrel, inquiet pour la population des environs.

– On chasse... des animaux ! précisa le garde en voyant sa tête.

– Oh, et c'est pareil que du sang humain ?

– Nop mais ça nourrit. C'est juste... fade. »


Sentant qu'on lui cachait quelque chose, Lyrel fronça les sourcils et insista :

« Alors vous avez totalement renoncé au sang humain ? »

Le garde se tourna vers Shijetsū d'un air hésitant. Ce dernier souffla du nez.

« J'peux rien dire, répondit alors le garde. Mais nous suivons la Voie de l'Honneur.

– La quoi ?

– C'est pas pac'qu'on est des vampires qu'on doit s'comporter comme des monstres. C'est la Voie de l'Honneur. »

C'était un beau principe... en théorie. Lyrel était convaincu qu'ils ne lui disaient pas tout et qu'ils lui cachaient les parties les moins prestigieuses. Peu importait, il finirait par tout découvrir.


Dans la cour intérieure, Lyrel put voir de nombreux vampires à l'œuvre. Ils vaquaient à leurs affaires quotidiennes et leur attitude n'aurait pas dépareillé dans une grande ville. Entre les soldats qui s'entraînaient ou patrouillaient, les serviteurs qui transportaient des paquets, ceux qui s'occupaient de nettoyer, etc., seuls les yeux rouges trahissaient leur condition de vampire. Ce Hakurō avait vraiment accompli un travail extraordinaire en sortant les siens de leur nature sauvage et primitive. Lyrel aurait pu être admiratif s'il n'y avait pas le souci du régime bien spécifique de ces créatures. Hakurō avait parlé de villages sous leur protection ainsi que de volontaires qui donnaient leur sang, le garde n'avait parlé que de chasser des animaux, qu'est-ce que cela cachait vraiment ? Il était du devoir de Lyrel de tirer ce mystère au clair. Si des humains étaient en danger ou asservis par les vampires, il devait trouver le moyen de s'échapper et d'en alerter les autres chasseurs. Même si ces vampires étaient très nombreux, leur règne de terreur ne devait pas être toléré plus longtemps.


Avec cette idée en tête, Lyrel continua de poser des questions l'air de rien :

« Ça fait combien de temps que Hakurō vous rassemble ? »

Il avait appris le nom du vampire aux cheveux noirs en écoutant sa conversation avec Shijetsū. Le garde prit un air embarrassé tandis que Shijetsū siffla des dents derrière eux.

« C'est seigneur Hakurō pour toi, misérable ver ! »

Lyrel se tourna vers lui, conscient du ton méprisant. Le garde vampire traduisit en hâte et le jeune homme haussa un sourcil.

« Il n'est pas mon seigneur, » répliqua-t'il simplement.

La main de Shijetsū se serra sur son sabre cependant il se retint et détourna les yeux comme s'il venait de voir un spectacle répugnant. Lyrel ramena son attention sur le garde :

« Alors, ça fait combien de temps ?

– Oh, une trentaine d'années j'dirais. J'étais pas parmi les premiers.

– Trois cents vampires en trente ans ? C'est vraiment incroyable ! » ne put-il s'empêcher de s'écrier.

Le vampire fit une grimace triste.

« Y a beaucoup de n'veaux c'temps-ci. C'est à cause de l'invasion d'l'an dernier.

– L'invasion ? » demanda Lyrel avec un mauvais pressentiment.


Le vampire confirma ses doutes :

« Yep, t'sais, les Vites qu'ont osé attaquer chez nous. »

Le cœur de Lyrel manqua un battement : enfin des gens qui avait entendu parler de la Croisade !

« Vous avez eu des nouvelles ? s'enquit-il avec un empressement un peu trop évident. Que s'est-il passé ? »

Derrière eux, Shijetsū nota son intérêt et fronça les sourcils. Le garde vampire se gratta le nez.

« Ben, y z'ont débarqué d'un coup dans la province d'Towa. Y z'ont foncé droit sur Metsūjū où y avait l'Impératrice et le Premier Prince. Y z'ont buté en passant tous les habitants du village de Arika, même les gonzesses et les piots, et puis...

– Comment ?! » s'écria Lyrel.


Il se souvenait bien qu'ils avaient attaqué un village pourtant il n'y avait eu des hommes. À moins que...

« … nous avons trouvé le reste des démons cachés dans une grotte non loin.

J'y vais, » intervint Marius.

Se pouvait-il que Marius ait trouvé les femmes et les enfants envoyés à l'abri avant leur attaque et qu'il les avaient tués ? Et Lucius le savait certainement aussi, non ? Lyrel ferma les yeux. Combien de choses Lucius lui avait-il encore cachées ?

« Une chose à savoir sur Lucius : il aime avoir des secrets. »

Le connaissait-il vraiment dans le fond ?


« Ça va ? fit le garde vampire à côté de lui. Tu t'es rappelé d'que'que chose ?

– Non, j'ai découvert quelque chose. »

Lyrel inspira pour se reprendre.

«  Continue, demanda-t'il au vampire.

– Ben... Ces Vites ont attaqué Metsūjū et buté tout l'monde. Y a qu'l'Impératrice et le Premier Prince qui s'en sont sortis vivants, les Dieux soient loués. Tous les autres...

– Les Vites, que leur est-il arrivé ? Ils ont pu s'enfuir ?

– Z'ont foncé vers Kaze no Umi avec l'Armée Impériale au derche. Là, z'étaient coincés et y se sont fait buter. Bien fait ! »

Lyrel cessa de respirer.

« Ils sont tous morts ?

– Ben, c'est c'qui s'dit. J'y étais pas, moi.

– Tu connais quelqu'un qui y était ? Un des nouveaux vampires ?

– Euh... »


Un peu confus le vampire jeta un coup d'œil à Shijetsū qui observait la scène avec attention.

« Pourquoi tu veux savoir ? » demanda-t'il.

Le soldat n'eut pas besoin de traduire car Lyrel avait comprit la phrase.

« Pas tes affaires, » répliqua-t'il sèchement.

La main du vampire se crispa de nouveau sur son sabre cependant Hakurō avait été clair : il ne devait pas s'en prendre à Lyrel sauf si ce dernier menaçait l'un des leurs ou un Vite.

« Ils sont sûrement tous morts. Aucun Vite ne peut échapper à l'Armée Impériale. Ces maudits Vites n'ont eut que ce qu'ils méritaient ! »

Le garde traduisit pour Lyrel, un peu mal à l'aise de la tension entre les deux hommes. Lyrel en fut atterré puis il se reprit.

« Je refuse de croire que mes frères se soient fait tuer, se dit-il. Ils ont dû se sauver d'une façon ou d'une autre. Rien ne prouve qu'ils aient tous été tués... »

Il chercha désespérément à se rassurer ainsi, sinon il ne savait pas comment il réagirait.



Note de Karura : Voilà donc comment j'ai réussi à intégrer les vampires dans mon histoire et leur lien avec les démons.

Concernant l'appellation humain/Vite, je trouve normal que chaque peuple se considère comme humain et estime que les autres ne le sont pas. Ça m'a toujours fait sourciller quand j'entends dans des films ou des séries des gens qui se désignent comme les Inhumains. Franchement ça rime à quoi ? Autant prendre un autre nom !

Le mot Vite a déjà été employé dans le prologue puis dans le chapitre 14 de la première partie.


Notes du chapitre :
(1) Le palais des ombres.






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