Le Prince Solitaire 2 08

Chapitre Huit : La vérité ne reste jamais longtemps cachée


Lyrel s'entraînait au tir à l'arc devant la caserne de Kagejū avec d'autres soldats quand un homme déboula sur le terrain en s'écriant :

« Ils sont de retour ! Ils sont de retour ! »

La nouvelle fut accueillie avec joie par les autres vampires. Un peu perdu, Lyrel demanda au soldat le plus proche :

« Qui est de retour ?

C'est le seigneur Kahiro ! Il était parti chercher une autre résidence au Nord. S'il revient, c'est qu'il a trouvé quelque chose ! »

Avec l'augmentation régulière du nombre de vampires, Kagejū allait bientôt atteindre sa capacité maximale. Lyrel se rappela que Hakurō lui avait effectivement parlé d'une telle expédition il y avait quelques mois de cela. Pendant que les soldats rangeaient leurs armes en toute hâte afin de se ruer vers les portes du palais pour accueillir les frères revenus, Lyrel prit un peu plus son temps. Il récupéra ses flèches plantées dans la cible et rangea ensuite son arc avec les autres.


Tout à coup, des souvenirs le frappèrent brusquement :

«  Kahiro ! » s'était écrié Kaname alors que Lyrel blessé son frère.

« C'est le frère de l'épouse de mon frère. Il est mort durant l'Invasion et nous a rejoint, » avait expliqué Hakurō.

Chiharu et Hakurō avaient les mêmes longs cheveux noirs comme la nuit...

Lyrel se figea, les yeux s'écarquillant. Se pouvait-il que... ? La coïncidence serait trop grande et pourtant... Même si Kahiro était peut-être un nom répandu chez les démons, tout concordait pour désigner le démon qu'il avait vaincu à Pandémonium juste sous les yeux de Kaname.

« Un démon que j'ai tué ? songea Lyrel avec stupeur. Que se passera-t'il s'il me reconnaît ? »

Comment réagirait-on devant son assassin ? Il ne pouvait que très bien l'imaginer.


La main de Lyrel se crispa sur l'arc qu'il tenait encore et le bois pourtant solide se cassa en deux sous la pression. S'il était reconnu, Hakurō découvrirait alors qu'il était un Archange et qu'il avait mené l'Invasion de l'Empire de l'Aube. Tout allait éclater au grand jour et plus rien ne serait comme avant... Lyrel eut un rire dénué de joie. S'il y avait un moment pour s'enfuir, c'était maintenant ou jamais. Seulement, seulement... la venue de Kahiro était certainement un signe : la place de Lyrel n'était pas ici, il ne faisait pas partie des vampires quoi qu'en dise Hakurō. Lyrel avait péché en se commettant avec les ennemis de l'humanité et Dieu lui envoyait une de ses victimes revenues d'entre les morts pour le confronter. S'il choisissait la fuite, son âme serait condamnée à jamais sans aucun espoir de rédemption. Il devait donc rester et faire face à son crime, ses crimes, et en payer le prix.

« Je ne dois pas fuir la vérité, se dit-il pour se donner de la force. Si je le fais, je n'ai plus qu'à renoncer à mes vœux sacrés et perdre toute moralité. »


Inspirant profondément, il reprit son geste de ranger l'arc mais s'aperçut alors qu'il l'avait cassé. Perplexe, il le jeta dans un tas de bois où on jetait aussi les flèches brisées. Il se dirigea ensuite vers l'entrée du château où s'amassait déjà une foule de vampires qui guettaient l'arrivée de leurs compagnons. La nouvelle avait vite fait le tour de Kagejū car presque tous les vampires étaient présents. Lyrel était entouré par des gens qui discutaient avec animation et poussaient des cris excités. Il ne prêta aucune attention à tout cela. Au loin, par les portes du château grandes ouvertes pour l'occasion, on aperçut des hommes. Ils couraient très vite — tel était le mode de déplacement des vampires — et ralentirent une fois aux portes. Des saluts joyeux furent échangés entre les soldats des remparts et les nouveaux venus, puis le groupe entra dans la cour. La foule se fendit automatiquement en deux pour les laisser passer. Les cris redoublèrent et la liesse s'empara de tous. Les nouveaux vampires arboraient des sourires radieux et leurs visages s'illuminèrent en reconnaissant des amis dans la foule. Au centre de leur défilé, un vampire se détachait nettement du lot de par sa stature noble et la distance de rigueur autour de lui. C'était forcément lui, Kahiro.


Lyrel étant arrivé plus tard, il se retrouvait à l'arrière de la foule. Heureusement sa grande taille lui permit de voir ce qui se passait. Son regard anxieux se posa sur le vampire. Kahiro avait changé de corps en mourant alors Lyrel ne pouvait guère le reconnaître physiquement. Toutefois ce vampire avait presque deux ans donc certaines de ses caractéristiques physiques devaient commencer à ressortir. Lyrel était bien trop loin pour voir la couleur de ses yeux alors il se concentra sur les cheveux : les longues mèches étaient blondes pourtant Lyrel crut voir des reflets roses par moment. Son estomac se noua. Cela ne faisait que confirmer ce qu'il avait déjà pressenti au plus profond de lui : c'était bien le démon qu'il avait tué à Pandémonium. Kahiro regardait devant lui, vers la délégation qui l'attendait à l'entrée du bâtiment principal avec Hakurō en tête, aussi ne remarqua-t'il pas Lyrel. Mais ce n'était que partie remise : ils allaient obligatoirement se croiser, Lyrel n'en doutait pas. Il n'échapperait pas si facilement à son châtiment divin. Il quitta la foule pour retourner dans sa chambre en évitant l'entrée principale, bien entendu. Il fit ensuite quelque chose qu'il n'avait pas fait depuis fort longtemps : il pria longuement le Seigneur afin de trouver la force et le courage d'affronter la vérité, et il implora aussi Son pardon.


~*~


Au bout d'un long moment, il fut sorti de ses prières par une présence derrière la porte. On gratta doucement au bois — encore une autre coutume particulière des démons.

« Seigneur Lyrel, le banquet va bientôt commencer. Votre présence est requise.

Je viens, » répondit-il en soupirant.

C'était l'un des serviteurs. Ils l'appelaient tous seigneur depuis que Hakurō l'avait pris sous son aile, faute d'un autre titre. Cela lui faisait toujours aussi étrange d'entendre l'appellation mais Lyrel avait tenté en vain de leur faire perdre cette habitude. Il se releva, ses genoux un peu ankylosés, et changea sa tenue simple d'entraînement pour une tunique plus élaborée. Toutes étaient des cadeaux de Hakurō qui avait longuement insisté pour que Lyrel se vêtisse comme un noble. Malgré ses protestations, le jeune homme n'avait pas obtenu gain de cause. L'entêtement de Hakurō était vraiment comparable au sien !


Lyrel ne passa guère de temps à choisir une tenue : il prit la première qui lui tomba sous la main dans la pile de vêtements pour les grandes occasions. Couleur, forme, ornements, tout cela lui était parfaitement égal et encore plus ce soir-là. La prière lui avait apporté une certaine sérénité face à son sort et il ressentait même un certain soulagement : plus de secrets, enfin. Ce n'était pas qu'il avait voulu cacher la vérité à Hakurō mais au départ il n'avait pas eu suffisamment confiance en lui. En plus si ses soupçons s'avéraient exacts, comment Hakurō aurait-il pu le laisser en vie après ce qu'il avait failli faire ? Lyrel n'avait pas menti pour autant mais il avait caché la vérité. Ensuite cela était devenu de plus en plus difficile de révéler la vérité. C'était étonnant et navrant de constater comme la vérité semblait toujours plus difficile à dire qu'un mensonge. Enfin, bientôt il n'aurait plus à se soucier de cela.


Le banquet était en petit comité : vingt personnes en comptant Lyrel, tous des nobles. Le reste des vampires avaient doit à leur propre banquet dans une autre salle, dans une ambiance plus conviviale et détendue. Ce banquet-ci, au contraire, se passerait dans le respect des convenances et du protocole rigide qu'affectionnaient pourtant les vampires. Autre bizarrerie, ils ne mangeaient pas assis mais agenouillés sur des coussins de sol avec une table basse individuelle en face de chaque convive. Deux rangées de tables se faisaient face avec au bout une rangée de trois tables perpendiculaires aux autres, les places d'honneur. Lyrel prit place en bout de rangée sans rien dire, c'était sa place habituelle définie par son rang incertain. Hakurō entra en dernier avec Shijetsū d'un côté et Kahiro de l'autre. Les trois vampires s'installèrent aux places d'honneur. Les convives les saluèrent en s'inclinant et seulement après ils s'assirent à leur tour.


« Tu connais déjà tout le monde, fit Hakurō à son frère par alliance pendant que les serviteurs apportaient les plats individuels. À l'exception de Lyrel.

En effet, mais j'ai entendu parler de lui, » répondit l'autre vampire en échangeant un regard rapide avec Shijetsū.

Ses yeux se posèrent ensuite sur Lyrel.

« Seigneur Lyrel, fit-il avec un bref hochement de tête.

Seigneur Kahiro, » répondit Lyrel d'un ton neutre en s'inclinant plus bas.

Quel que soit le rang de Kahiro, il surpassait forcément le sien. Lyrel resta dans cette position et s'attendait à tout moment à une exclamation outragée, un cri de rage voire une attaque immédiate. Quand rien ne vint et qu'il entendit les bruits de baguettes et de conversations joyeuses autour de lui, il releva prudemment la tête et s'aperçut que plus personne ne faisait attention à lui. Kahiro l'avait ignoré aussitôt les présentations finies. Le jeune homme prit un air perplexe. Se pouvait-il que Kahiro ait oublié le visage de son meurtrier ? Hakurō lui avait dit une fois que les souvenirs de leur mort étaient souvent un peu flous, cela dépendait des gens. Était-ce le cas ici ?


Pendant que les premiers plats étaient retirés pour être remplacés par d'autres, Lyrel resta songeur. Il ne croyait pas à la chance et surtout pas en ce qui le concernait. Kahiro l'avait sûrement reconnu mais attendait un moment plus opportun pour le dénoncer. Ou alors il voulait le tuer en privé. Lyrel toucha à peine à la nourriture non pas par anxiété mais par désintérêt. Il ne prêta aucune attention aux conversations autour de lui même quand un toast fut porté au succès de la mission de Kahiro. Si certains vampires notèrent le manque d'appétit et la mine sombre de Lyrel, ils ne se gênèrent pas pour y trouver une raison scandaleuse, comme de dire que Lyrel risquait de perdre sa place de favori à présent que Kahiro était revenu. Ces commérages lui passèrent aussi au-dessus de la tête.


À la fin du repas, Hakurō l'interpella avec un sourire :

« Lyrel, j'ai vanté tes talents de musicien à mon frère par alliance. Va chercher ta flûte et rejoins-nous au sommet de la Tour Nord. Tu pourras lui faire une démonstration.

À tes ordres, Hakurō, » répondit-il d'un ton plat.

Le seigneur des vampires fronça un peu les sourcils mais garda son inquiétude pour lui. Alors que certains convives se retiraient tandis que d'autres restaient dans la salle pour boire et bavarder joyeusement, Lyrel retourna dans sa chambre. Il prit machinalement sa flûte puis s'assit sur le lit un moment. Il avait une seconde occasion de fuir, sans doute la dernière, mais quelle que soit sa peur, il ne reculerait pas. Il posa alors l'instrument de musique et prit plutôt son sabre avant de se retourner vivement : il avait cru repérer un mouvement dans les ombres. Non, pas après tout ce temps ! Plus rien ne bougea et il put respirer de nouveau.

« Ce soir tout sera fini, se répéta-t'il. Je n'aurais plus à m'inquiéter des Diables ou à chercher ma place en ce monde. Mon existence inutile va prendre fin. »

La paix l'envahit de nouveau. Il avait des regrets, bien évidemment, mais il ne fuirait pas ses responsabilités.


~*~


La Tour Nord était la plus haute du château et Hakurō avait fait aménager un petit pavillon au sommet afin de pouvoir y prendre le thé tout en admirant la vue dégagée tout autour.

« Cela ne vaut pas les jardins de Kurojū, avait-il mentionné avec mélancolie, mais l'esprit est là. »

À part deux gardes au sommet des escaliers et deux serviteurs à l'affût du moindre besoin, il n'y avait que Hakurō, Shijetsū et Kahiro assis autour d'une table basse où se trouvaient du thé et des douceurs. L'atmosphère était joyeuse et même Shijetsū souriait de bon cœur pour une fois.


« Ah, tu en as mis du temps ! » l'accueillit Hakurō au beau milieu d'un rire.

Lyrel inclina de nouveau la tête et le seigneur des vampires agita la main.

« C'est bon, plus besoin d'être formel. Viens prendre place avec nous ! »

Il s'avança toujours sans un mot. Kahiro croisa son regard et Lyrel crut y voir un soupçon, un froncement de sourcil, mais cela disparut bien vite.

« Il ne se souvient vraiment pas, comprit-il. Cependant cela peut lui revenir à tout moment. Il vaut mieux en finir tout de suite, inutile d'attendre. »


Shijetsū fut le premier à remarquer le sabre qu'il tenait d'une main et il se renfrogna.

« Hakurō t'a demandé de venir pour jouer de la musique, pas pour faire un duel. Tu n'as pas compris ou quoi ? »

Cela attira l'attention des deux autres convives sur lui. Sans oser croiser le regard de Hakurō, Lyrel contourna la table pour faire face à Kahiro. Il s'agenouilla devant lui et lui tendit le sabre. La confusion était évidente sur le visage du vampire. Il chercha ses deux compagnons du regard avant de revenir sur Lyrel qui ne le quittait pas des yeux, déterminé à aller jusqu'au bout.

« Seigneur Kahiro, fit-il, je vois bien que vous ne m'avez pas reconnu alors je vais me présenter de nouveau : je suis Ignatius, Archange du feu, et c'est moi qui vous ai tué à Metsujū. »


Un silence incrédule plana. Le visage de Kahiro se ferma ensuite, la colère grondant dans les yeux rouges.

« C'est ridicule et très inapproprié, fit-il. Si c'est une plaisanterie de Vite, je ne la goûte guère...

– Lyrel, intervint Hakurō, qu'est-ce que tu...

Ce n'est pas une plaisanterie, fit Lyrel en ne se concentrant que sur Kahiro. Jamais je ne plaisanterai à ce sujet. »

Il déposa le sabre devant le vampire. Ce dernier regarda tour à tour l'arme et l'impudent qui lui faisait face, puis il renifla de mépris.

« À Metsujū j'ai été tué par trois Vites qui achevaient les blessés. Ils ont pris tout leur temps avec moi, ce qui m'a bien permis de voir leurs visages et de les mémoriser. Tu n'es pas l'un d'eux ! »

Lyrel pâlit devant ce rappel des atrocités commises par les Templiers à l'époque. Il s'en sentit d'autant plus fautif.


« Mon coup ne vous aura pas été fatal alors, comprit-il, mais je suis tout de même responsable de votre mort.

Hakurō, si tu ne dis pas à ton mignon de se taire, je vais le...

Je vous ai blessé au ventre peu avant, révéla Lyrel en désignant sur son propre corps l'endroit concerné. Vous protégiez alors votre sœur Kaname et votre neveu Chiharu. C'est moi que vous avez affronté à l'époque. »

Kahiro pâlit à son tour alors que Hakurō et Shijetsū se posaient des questions.

« Non, murmura-t'il, tu ne lui ressembles pas... ou peut-être un peu...

Je vous dis que c'est moi. Je n'ai pas de raison de mentir à ce sujet. »

Kahiro réagit enfin et saisit le sabre que Lyrel avait posé entre eux. Il le dégaina et la lame effleura le cou de Lyrel qui leva les yeux vers lui, sans faire mine de se défendre ou d'esquiver. Le vampire tremblait de tous ses membres, agité par une rage innommable tandis que Lyrel semblait extrêmement calme.

« Kahiro, intervint Hakurō d'une voix mal à l'aise, pose ce sabre et écoute-moi... »


Mais l'autre vampire ne voyait plus que Lyrel, le responsable de sa mort, un de ces Vites qui avaient massacré sa famille, lui y compris. C'était pour lui l'occasion de venger les siens. C'était cette haine qui l'avait poussé à devenir un vampire. Malgré la lame tremblotante, il leva le bras et s'apprêta à frapper...

« Arrête, je te dis ! » fit Hakurō en lui tordant le poignet.

Le sabre tomba à terre près de Lyrel dans un cliquètement. Ce dernier relâcha son souffle.

« Hakurō je t'en prie, ne t'en mêle pas. C'est entre lui et moi... » commença à protester Lyrel.

Le seigneur des vampires lâcha le poignet de son frère par alliance qui l'injuria copieusement pour se tourner vers Lyrel et le gifler rudement. Le jeune homme s'étala au sol.

« Que je ne m'en mêle pas ? répéta le vampire, furieux. Je t'ai pris sous ma protection ! Tes actes se reflètent sur mon honneur ! Et je découvre que tu m'as menti depuis le début ! »


Shijetsū observait toute la scène avec un léger sourire aux lèvres. Il fit signe de reculer aux deux soldats qui avaient accouru dès les premiers cris. Il était inutile d'intervenir.

« Je n'ai pas menti ! se défendit vivement Lyrel. Tout ce que je t'ai dit est vrai... mais je ne t'ai pas tout dit. »

Hakurō le dévisagea un moment avant de partir d'un rire incrédule et sans joie. Derrière lui, Kahiro s'avança de nouveau mais fut retenu par son frère par alliance.

« Lâche-moi, je réclame le droit de le tuer ! s'écria le vampire. Ma famille crie vengeance depuis le monde des esprits !

C'est une armée qui vous a attaqués, tempéra Hakurō. Tuer un seul homme ne sera qu'une goutte en moins dans l'océan.

Alors je viderai l'océan goutte par goutte ! répliqua férocement l'autre vampire. Et ce à chaque fois que l'occasion s'en présentera ! Par les Dieux, Shijetsū m'avait prévenu que tu adorais ton petit mignon mais là...

Tu ne préfères pas savoir pourquoi ? » le coupa Hakurō en ignorant l'insulte.


Cela attira l'attention de son frère par alliance.

« Pourquoi quoi ?

Pour la première fois de notre Histoire, les Vites ont surgi par la mer et se sont rués sur Metsujū au moment précis où s'y trouvaient ta sœur et notre neveu. Ce n'était pas une coïncidence mais personne n'a jamais su ce qui leur avait pris. Eh bien, c'est l'occasion d'avoir enfin des explications ! »

L'argument fit mouche et la fureur se retira momentanément des yeux rouges de Kahiro. Mais elle n'alla pas bien loin, prête à revenir à la première occasion.


L'attention générale se porta à nouveau sur Lyrel qui n'avait pas esquissé le moindre geste depuis, toujours à terre. Hakurō lança un regard à Shijetsū qui s'avança et fit rudement au jeune homme :

« Relève-toi, misérable ! »

Le ton était à la fois méprisant et joyeux, un bien curieux mélange. Lyrel se remit à genoux. Hakurō et Kahiro restèrent debout à quelque distance de lui. Kahiro avait les bras croisés et refusait de le regarder. Quant à Hakurō, son regard exprimait la colère et la trahison. Lyrel ne baissa pas les yeux et endura cela comme une partie de son châtiment. Toutefois son cœur était bien lourd. Il semblait qu'il était condamné à trahir tôt ou tard les gens qui lui accordaient leur confiance et leur amitié.

« Parle, fit Hakurō d'un ton sec. Dis-nous tout ce que tu sais sur votre Invasion.

Et pas dans notre langue ! renchérit Shijetsū en lui assénant un coup de pied dans les côtes. Tu ne mérites pas de la parler ! »


Lyrel hésita un bref moment : allait-il trahir le Pape ? D'un autre côté, n'était-ce pas le Pape qui avait trahi l'Église et les Templiers en les envoyant dans cette mission mensongère ? Plus rien n'avait d'importance alors il avait autant se confesser, même devant des démons.

« Le Pape — c'est le chef de notre Église — a lancé l'appel à la Guerre Sainte peu après que je sois nommé Archange. Il avait reçu un message de Dieu qui lui ordonnait d'envoyer les Templiers dans l'Empire... le royaume des démons afin de les exterminer.

Il peut parler à votre dieu ? s'enquit Hakurō avec une curieuse expression.

– Il a vu un ange en rêve qui lui a porté le message de Dieu.

Alors votre seule mission, c'était d'exterminer les humains ? »

Son ton indiquait clairement qu'il était persuadé qu'il y avait autre chose derrière.


« Non, reconnut Lyrel, le Pape a réuni les quatre Archanges et nous a dévoilé que le vrai but de la mission était de tuer l'Antéchrist.

Le quoi ?

– La source de tout le mal sur terre. Il nous a aussi dit que nous le reconnaîtrions à... »

Lyrel marqua une légère pause et Hakurō s'impatienta :

« À quoi ? »

Le regard de Lyrel se porta sur ses cheveux.

« À ses cheveux noirs comme les ténèbres. »

Les trois vampires inspirèrent brusquement. Kahiro parut à deux doigts de reprendre le sabre et de tuer Lyrel sur-le-champ. Quant à Hakurō, il hochait sombrement la tête comme s'il s'y était attendu.

« Je savais que mon neveu était visé. Cela ne pouvait pas être un simple hasard !

Mais comment les Vites ont-ils su où se rendre précisément ? fit Kahiro entre ses dents.

– L'ange a également montré un carte au Pape, expliqua Lyrel. Elle indiquait où nous devions débarquer et quelle route suivre ensuite. »


Shijetsū eut un rire bref.

« Alors ton seigneur fait un rêve, vous envoie dans l'inconnu et tu ne t'es pas posé de question ? »

Lyrel eut un pauvre sourire.

« J'avais la foi à l'époque, » soupira-t'il.

Hakurō avait écouté en silence, l'air troublé. Il disparut soudain mais revint très vite avec un rouleau de parchemin qu'il déroula devant Lyrel. C'était une carte de l'Empire de l'Aube superbement exécutée. Lyrel l'avait déjà vue autrefois, Hakurō la lui avait montrée dans le but de lui rappeler des souvenirs. C'était à l'époque où il croyait encore que Lyrel était un vampire qui s'ignorait. Hakurō lui-même avait réalisé cette carte et il la chérissait comme un souvenir de sa terre natale.

« Ça ressemble à votre carte ? » demanda Hakurō.


Lyrel examina la carte. Comme les noms des villes et provinces étaient dans la langue des démons, il ne pouvait se fier qu'à la forme des côtes comme dans son souvenir. À nouveau, son excellente mémoire lui servit.

« Pas en entier, fit-il. Notre carte n'indiquait que cette partie. »

Il désigna du doigt un rectangle au nord-ouest de l'empire.

« Towa, murmura Kahiro d'une voix étranglée.

– Il y avait également une carte maritime pour se rendre là-bas à partir de notre royaume, précisa Lyrel.

Également fournie par cet ange, je présume ? » railla Shijetsū.

C'était pourtant bien ça.

« Raconte-nous la suite, » ordonna soudain Hakurō.

Lyrel le fixa avec surprise.

« La suite ? Vous la connaissez, répondit-il.

Je veux entendre ta version, Lyrel... ou Ignatius, quel que soit ton vrai nom !

– Les deux le sont, clarifia Lyrel. Ignatius est mon nom d'Archange. Lyrel est mon... le nom que je portais au départ et que j'ai repris ensuite. »


Hakurō plissa le front et attendit sans commenter. Lyrel inclina la tête et s'exécuta :

« Nous avons débarqué sur une baie déserte puis nous nous sommes mis en route en suivant la carte. Sur le chemin, nous avons vu un village...

Arika, siffla Kahiro. Vous en avez massacré tous les habitants, même les femmes et les enfants ! »

Lyrel prit un air accablé.

« Il n'y avait que les hommes au village quand nous les avons attaqués, fit-il. Ensuite les éclaireurs ont repéré le reste des villageois dans une grotte plus loin. Un de mes frères s'y est rendu avec des hommes et..

Un de tes frères ? releva Hakurō.

– Les Archanges sont comme des frères, expliqua le jeune homme. Pas par le sang mais par le cœur... »

Cette notion semblait étrangère aux démons pour qui le sang était plus important que tout.


Lyrel reprit le fil de son récit :

« Quand mon frère est revenu, il a juste dit qu'il avait trouvé les villageois et les avait tués pour qu'ils ne donnent pas l'alerte. Jamais il ne m'a dit que c'était des femmes et des enfants.

Tu essaies de nous convaincre de ton innocence ?! renifla Kahiro en se contenant à peine.

– Je suis coupable de nombreuses choses et j'ai du sang sur les mains, reconnut Lyrel. Cependant pour le village d'Arika, je ne savais pas. Cela dit l'ignorance ne me rend pas innocent pour autant. »

Il songea de nouveau que Lucius devait avoir su, lui, et pourtant qu'il l'avait tenu à l'écart. Son cœur se serra. N'avait-il été qu'un pion pour l'Archange de la Lumière ? Il déglutit et poursuivit :

« Ensuite nous n'avons croisé plus personne jusqu'à Pandémonium... je veux dire, Metsūjū. Une fois là-bas, nous avons donné l'assaut et nous avons fini par faire une percée.

Et vous avez fait un carnage ! rugit Kahiro. Avec vos tours de Lumineux, vous avez forcé nos portes pour nous exterminer sans pitié ! »


Lyrel ne pouvait rien répondre à cela car tels étaient les faits. Hakurō fronça les sourcils et s'enquit auprès de son frère par alliance :

« Il y avait d'autres Vites capables de faire de la magie à part lui ?

Deux ou trois, marmonna l'autre vampire. J'ignorais avant que les Vites pouvaient utiliser la magie. Les Lumineux se targuent d'être les seuls à en être capables pourtant, encore un de leurs mensonges ! »

Le chef des vampires se tourna ensuite vers Lyrel.

« Lyrel, qui étaient ceux qui pouvaient utiliser la magie ?

– Ce sont les autres Archanges.

Et est-ce qu'ils étaient comme toi ? »


Lyrel cligna des yeux, ne comprenant pas la question. Hakurō précisa :

« Capables de parler la langue des démons, une grande force et rapidité, presque comme des vampires ?

– Oh non, ils n'étaient pas du tout comme moi. Ils ont eu leur pouvoir depuis la naissance tandis que moi... »

Il se mordit les lèvres.

« Tandis que toi ? l'incita à poursuivre Hakurō.

– Moi, je suis un monstre. »

C'était sûrement parce qu'il était un monstre que Lucius ne lui avait jamais pleinement fait confiance.


Hakurō prit un air soucieux mais le moment était mal choisi pour parler de cela. Il fit plutôt :

« Que s'est-il passé ensuite ?

– Ensuite ce fut un carnage, » reconnut Lyrel.

Il s'arrêta là, pour lui l'histoire était conclue et il était inutile d'aller plus loin.

« Continue, » le relança pourtant l'autre vampire, intraitable.

Lyrel lui lança un regard où perçait une pointe d'agacement mais qui fut vite remplacée par de la résignation. Tel était son châtiment, revivre ce cauchemar encore une fois avant d'être puni comme il se devait.

« Les autres étaient à la recherche de l'Antéchrist. Je me suis retrouvé face au seigneur Kahiro et nous nous sommes battus. »

Le concerné avait le visage fermé, les yeux tournés de l'autre côté et il serrait les dents. Lyrel poursuivit d'un ton plus las :

« Sa sœur se trouvait dans la pièce. Quand j'ai gravement blessé le seigneur Kahiro, j'ai découvert qu'elle tentait de cacher son fils. Et quand j'ai vu le garçon... »

Son monde s'était alors effondré. Le Pape les avait envoyés pour tuer un enfant.

« J'ai réalisé que tout cela était une erreur. »


Shijetsū n'y tint plus et partit d'un rire incrédule.

« Quoi, tu veux nous faire croire que les Vites ne tuent pas les enfants ?

– Moi non, fit simplement Lyrel.

Et après ? reprit Hakurō.

– Après... Après vous ne me croirez pas de toute façon. C'est inutile que je continue.

Essaie toujours. »

Le ton de Hakurō ne souffrait aucune discussion. Lyrel lui lança un regard noir mais soupira et obéit.

« J'ai aidé Kaname à quitter le palais avec son fils. »

Kahiro ne put se retenir davantage et saisit de nouveau son sabre pour le porter à la gorge de Lyrel, furieux.

« Tu mens ! siffla-t'il, le visage déformé. Jamais ma sœur n'aurait fait confiance à un Vite !

– Je n'ai pas dit qu'elle m'a fait tout de suite confiance, argua Lyrel. Son premier réflexe a été de me poignarder. Ensuite elle a compris qu'elle n'avait pas le choix et qu'il ne pouvait rien lui arriver de pire, de toute manière. »


La main de Kahiro se crispa sur le sabre.

« Et comment vous êtes sortis de Metsūjū avec une armée de Vites à l'intérieur ? demanda-t'il avec ironie.

Kaname nous a conduits dans une sorte d'entrepôt dans la cour. Là il y avait un passage souterrain dissimulé dans le plancher. »

Kahiro recula comme s'il avait été brûlé. L'incrédulité envahit son beau visage.

« C'est une sortie secrète connue uniquement de ma famille et de quelques personnes de confiance, fit-il avec stupeur. Jamais vous n'auriez pu la découvrir seuls... »

Il commençait à douter devant des détails aussi précis et indiscutables. Hakurō, lui, semblait préoccupé par autre chose. Il se pencha en avant, les yeux fixés sur Lyrel, et fit :

« À quel moment ton frère vous a vus ? Lucius, précisa-t'il en notant le regard perplexe du jeune homme. C'est bien là que tu t'es disputé avec lui, non ?

– Oh. Oh... se rappela Lyrel. C'est juste au moment où Kaname allait emprunter le passage. Il n'a pas... apprécié que je veuille les aider à s'échapper. »

Lyrel déglutit. Même si la scène datait de plusieurs années, il s'en souviendrait jusqu'à son dernier jour — qui était justement aujourd'hui.


« J'ai tenté de le raisonner, en vain, reprit-il avec difficulté. Quand il a vu que j'étais prêt à me battre contre lui, il nous a laissés partir mais... je ne devais plus jamais revenir.

Tu veux nous faire croire que tu allais te battre contre ton frère pour protéger des humains ? tu nous prends pour des idiots ou quoi ?! répliqua Shijetsū d'un ton écœuré

– Ce qu'on a fait, c'était mal, tenta d'expliquer Lyrel. Cela allait à l'encontre de toutes les valeurs que défend l'Église... en théorie. J'ai juste voulu... tenté... de faire quelque chose de bien dans tout ce cauchemar, même si ce n'était que deux vies comparées à toutes celles que nous avons prises.

Hakurō, l'interpela Shijetsū, ne me dis pas que tu le crois ? »


Le seigneur des vampires avait l'air bien songeur.

« Il faut reconnaître que son récit coïncide avec les informations que nous avons reçues de l'Empire de l'Aube, fit-il d'un ton neutre. Kaname a effectivement pu quitter Metsūjū saine et sauve avec Chiharu. Kenryū les a retrouvés à la frontière entre Towa et Kami. Et n'oubliez pas ce que Kaname a raconté par la suite...

Elle était épuisée et délirait certainement, contra Kahiro.

Ça, c'est ce que les Lumineux ont dit pour la discréditer. Par son acte de bravoure, elle aurait pu regagner du prestige à la Cour et cela leur aurait fait de l'ombre. Alors ils ont propagé leur venin pour déformer son histoire et l'humilier publiquement. Ils sont doués pour ça, vous le savez. Mais elle a dit la vérité, nous en avons la preuve à présent.

Si tu te bases sur ce que ce Vite a dit, commença Kahiro.

Pas seulement. Il a dit que son nom était Ignatius. Essaie de le prononcer dans notre langue. »

Surpris par cette demande, Kahiro s'exécuta néanmoins devant le regard sérieux de son frère par alliance.

« Ig... Igu... Iguna... »

Il écarquilla les yeux, réalisant à son tour.

« Kaname a raconté qu'un certain Iguna les avait escortés depuis Metsūjū ! Ce serait donc lui ?! »

Il lança un regard interloqué à Lyrel, toujours à genoux. Il était visiblement incapable d'accepter cette idée.


Hakurō, lui, hochait la tête, sûr de lui.

« Dis-nous, fit-il à Lyrel, es-tu cet Iguna ? »

Lyrel se crispa mais acquiesça lentement.

« Ce n'est pas possible ! s'écria Kahiro.

Depuis tout à l'heure il parle de Kaname et de Chiharu comme s'il les connaissait. Tu n'écoutes pas. »

Pour Kahiro, cela changeait tout. Il ne pouvait pas tuer l'homme qui avait sauvé sa sœur et son neveu, quels que soient ses griefs — du moins s'il acceptait de croire à cette histoire insensée.

« Quoi qu'il en soit, reprit Hakurō, cela ne répond pas à toutes mes questions. L'Invasion était trop bien calculée pour être due à un simple hasard. Mais si cela a été inspiré par un rêve de ton Pape, alors je ne vois pas...

– Cela t'aiderait peut-être de savoir à quoi ressemblait l'ange du Pape, intervint Lyrel qui désirait se défaire de ses soupçons. Je l'ai vu sur une peinture qu'il a réalisée : cet ange était blond avec des yeux dorés. »


Comme il s'y attendait, cela créa un silence total. Les trois vampires réalisèrent aussitôt l'ampleur de la nouvelle.

« Les Lumineux, siffla Kahiro. Alors ce sont bien eux qui sont derrière tout ça !

Ils ont osé attenter à la vie du Premier Prince ! renchérit Hakurō. Ils sont allés trop loin cette fois ! Je dois envoyer un message à la Cour ! Kenryū doit être averti !

Pour dire quoi ? intervint Shijetsū. De se méfier des Lumineux ? Le général Kenryū n'est pas stupide, il le sait déjà. En plus un message anonyme n'est pas une preuve. »

Frustré, Hakurō se mit à faire les cent pas.

« Si je révélais mon identité à Kenryū...

Il brûlerait tous tes messages sans même les lire, fit Shijetsū d'un ton brutal. Pour lui comme pour tous ceux de l'Empire de l'Aube, nous sommes des Abominations. »

C'était la dure vérité et Hakurō le savait bien. Voilà pourquoi il n'avait jamais signé les messages qu'il envoyait à son ami dès qu'il avait une information importante pour les siens. Mais les choses étaient différentes cette fois : sa famille était en danger alors il était prêt à prendre tous les risques, au mépris de toute prudence. Shijetsū et Kahiro échangèrent un regard et convinrent tacitement de l'empêcher de commettre une telle folie.






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