Chapitre Douze : Apparences
Suite à la victoire inattendue de Madare contre l'Armée Impériale, Mitsuhide reçut la visite de nombreux seigneurs et nobles dans les semaines qui suivirent. Ils venaient le féliciter de son initiative, assurer de leur soutien, apporter des vivres et de l'équipement... mais peu promirent de vraiment combattre à ses côtés ou de se déclarer officiellement contre les Hikari. Ils venaient également pour rencontrer le célèbre général Vite, et Yama fut ainsi contraint de participer à tous les entretiens. Il eut l'impression d'être un singe savant que son maître exhibait fièrement. Toutefois, il endura ces épreuves car c'était pour le bien de Madare et de leur cause.
Quand il confia son ressenti à Mitsuhide, l'autre homme éclata de rire.
« Tu n'as rien d'un singe savant, voyons, le rassura-t'il Tu es plutôt... un étalon racé !
– Ce n'est guère mieux, soupira le général.
– C'est important qu'ils te rencontrent, insista Mitsuhide. Tu es un argument de poids pour qu'ils nous apportent leur soutien.
– De poids ? releva Yama.
– Euh, plutôt de qualité. »
Yama soupira de nouveau.
« Tant que je n'ai pas à danser devant eux ou leur servir du sake... »
L'image apparut clairement dans l'esprit de Mitsuhide et il retint un rire.
« Maintenant que tu le dis...
– Mitsuhide, non.
– Tu pourrais leur jouer de la flûte ou faire une démonstration au sabre...
– Non ! »
Le seigneur prit un air faussement déçu, avant d'éclater de rire pour de bon.
Le vingt-sixième jour du cinquième mois avait lieu le festival de Madare. C'était la commémoration de la création de cette province, qui remontait à dix mille ans. À cette occasion, de nombreuses réjouissances étaient prévues dans les grandes villes, le tout durant trois jours. Misato étant un village de chrétiens un peu isolé, ils n'avaient jamais célébré cette date, aussi ce serait la première fois pour Yama et son fils. Yatsu fut particulièrement ravi car les cours étaient annulés durant ces trois jours. Il pourrait donc pleinement profiter des réjouissances avec Tetsuō. Il y aurait également des tournois d'archers, des combats au sabre et des courses à cheval.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Yama apprit de ses commandants que les casernes en faisaient toujours une compétition ardente et que, étant les petits nouveaux, ils devaient remporter des titres afin de se faire respecter.
« Et peut-être que comme ça, ils arrêteront enfin de nous appeler les Ours, » soupira Kitano, imité par ses pairs.
Yama avait eu le temps de digérer cette histoire de barbe, surtout que plus personne ne lui en avait reparlé depuis, bien que les statuettes dans son bureau engendraient toujours des regards sombres. Il aborda donc le sujet plus calmement.
« Ce nom vous embête à ce point ? s'étonna-t'il.
– C'est une moquerie envers nous et envers vous, général Yama ! répondit vivement l'Autre. Même le peuple nous nomme ainsi ! »
Yama sentit qu'il allait le regretter, mais il suggéra tout de même :
« Dans ce cas, que diriez-vous d'un pari ?
– Un pari ? »
S'il y avait une chose que Yama avait pu constater, surtout ces temps-ci, c'était que les Autres adoraient parier sur tout et n'importe quoi. Ils pouvaient se montrer sérieux et solennels sur de nombreux sujets, mais dès qu'on parlait de pari, quelque chose de primitif s'éveillait en eux et ils ne pouvaient tout bonnement pas y résister. Ce fut pareil pour Kitano et Tsumi : ils se redressèrent aussitôt et le fixèrent avec impatience. Quant à Parto, il était simplement intrigué. Yama s'expliqua, un sourire aux lèvres :
« Si l'un des nôtres parvient à se classer dans les trois premiers de chaque épreuve, j'accepte de me raser la barbe ! »
Cette déclaration provoqua un silence général.
« V... vraiment ? demanda Parto, qui crut avoir mal compris.
– Quand vous dites raser, insista rapidement Tsumi, c'est pour de bon ? Vous ne la laisserez pas pousser de nouveau dans un mois ? »
Yama se caressa la barbe, un peu chagriné.
« Elle a mis des années à pousser, reconnut-il. Je pense que la guerre sera finie depuis longtemps avant qu'elle ne revienne. »
Kitano se ressaisit à son tour et demanda avec motivation :
« Il faut donc être dans les trois premiers ?
– De chaque épreuve, insista Yama.
– Entendu, entendu ! Je vais de ce pas entraîner nos soldats. Général Yama, vous pouvez compter sur nous : nous ne faillirons pas ! »
Parto et Tsumi manifestèrent un enthousiasme équivalent et quittèrent aussitôt le bureau pour intensifier les entraînements.
Yama les regarda partir avec un sourire amusé. Il pouvait bien leur faire ce plaisir. Après tout, il ne se souciait guère de son apparence, alors barbe ou pas barbe, quelle importance ?
« Tu ne disais pas ça il y a quelques semaines, notèrent les Diables.
– Les choses changent, » répondit-il en haussant les épaules.
C'était plutôt qu'il continuait de se détacher du monde, à cause de sa mort prochaine. Ce qui avait paru si important autrefois était désormais futile, mais le contraire était également vrai. Yama voulait passer le temps qu'il lui restait à se consacrer aux choses importantes. Alors si le fait de raser sa barbe motivait davantage ses hommes et mettait fin à cette stupide histoire d'Ours, il pouvait bien faire ce petit sacrifice.
Yama assista aux divers tournois en compagnie de Mitsuhide, des autres généraux et conseillers, ainsi que des hauts-gradés. Tous étaient répartis dans des tribunes avec une excellente vue sur les terrains. Les dames avaient leur propre tribune avec les enfants. Pendant qu'ils attendaient le début du premier tournoi, Yama déplora le fait que les compétitions étaient réservées aux civils et aux soldats, pas aux hauts-gradés. Cela fit rire Mitsuhide.
« Tu n'y penses pas ! Imagine un peu si un soldat de base battait un haut-gradé en public !
– J'imagine ça très bien. Cela voudrait dire que soit le soldat de base mérite un rang plus élevé, ou bien que le haut-gradé ne mérite pas sa place. Tiens, ça pourrait même devenir un moyen d'avoir une promotion dans l'armée, tu ne trouves pas ? »
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Mitsuhide secoua la tête, amusé.
« Aah, tu veux vraiment chambouler le monde, pas vrai ? Mais tout système nécessite des bases solides et durables.
– Ainsi surtout que des gens compétents dans leur domaine.
– Comment veux-tu qu'un... disons un général se consacre à la défense de la province s'il craint sans cesse qu'on vienne le défier pour son titre ?
– S'il n'a pas l'esprit tranquille, c'est qu'il n'est pas sûr de ses qualifications.
– Et qui pourrait avoir l'esprit tranquille dans de telles conditions ? En plus, loin d'encourager les talents, ce général chercherait plutôt à s'en débarrasser, non ? »
Yama fut bien obligé de reconnaître la validité de ses arguments. Têtu, il marmonna pour lui-même :
« Cela fonctionnait pourtant bien au Chapitre de l'Est...
– Mais vous étiez combien ? s'enquit le seigneur.
– Un millier d'hommes environ.
– Sur un petit nombre, cela n'a pas nécessairement le même effet qu'à grande échelle. En plus, je parie que tu étais au sommet de la hiérarchie, pas vrai ? »
Yama acquiesça.
« Et tu es si fort que tu n'as jamais eu à craindre la défaite et la perte de ton rang, je me trompe ? »
Le Vite acquiesça de nouveau, mais son visage s'assombrit de plus en plus, car il comprenait où voulait en venir Mitsuhide.
« Alors de ton point de vue, ça fonctionnait bien. Mais ce n'était sûrement pas l'avis de tous, » conclut Mitsuhide.
Piqué au vif, Yama répliqua :
« Cite-moi donc un système qui fonctionne pour tout le monde. »
Son ami se frotta le menton, ses yeux gris songeurs.
« Mmm... Je reconnais qu'aucun système n'est parfait. Ce n'est toutefois pas une raison pour choisir un système qui nous plaît, qui fonctionne pour nous, au détriment de la majorité. »
Vaincu, Yama poussa un lourd soupir, sous le regard amusé de l'autre homme.
« Je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle, reconnut-il.
– Voilà pourquoi personne ne doit gouverner seul. Les conseillers sont là pour apporter d'autres angles de vue, que cela nous plaise ou non. »
Yama lui lança un regard intrigué. Parfois, il se sentait bien plus âgé, mûr et expérimenté que Mitsuhide. Mais en des occasions comme celle-ci, les rôles étaient inversés. Cela dit, c'était pour cette raison aussi que leur relation était aussi bien équilibrée : chacun avait à apporter à l'autre.
Les compétitions s'enchaînèrent. Les participants étaient en majorité des soldats, mais quelques civils s'y risquèrent, notamment pour le tir à l'arc ou la course à cheval qui étaient un peu plus pratiqués en dehors des casernes. Toutefois, ce furent les militaires qui obtinrent les premières places. Étrangement, il y avait toujours au moins un des membres des troupes de Yama dans les trois premiers, ce qui ravit Mitsuhide.
« Tu as vraiment fait des merveilles avec tes hommes, le félicita-t'il. Dire qu'il y a quelques mois à peine, ils n'étaient pas du tout formés ! »
Yama avait l'air nettement moins heureux de ces bons résultats.
« Bah, j'ai un don pour trouver les talents... et la bonne motivation, dirait-on.
– La bonne motivation ? » releva Mitsuhide, intrigué.
Mais Yama ne voulut pas en dire plus.
À chaque annonce du classement, les soldats de Yama le saluaient depuis l'arène avec les yeux brillants de joie et un sourire ravi. Yama était sûr qu'ils connaissaient l'enjeu de son pari avec les commandants et que c'était pour cette raison qu'ils se donnaient autant à fond. En d'autres circonstances, ce serait louable, mais là...
« J'ai l'impression qu'il n'étaient pas aussi enthousiastes pour défendre leur province contre l'Armée Impériale, » songea-t-il un peu injustement.
Il ne pouvait pas ouvertement encourager les soldats des autres casernes, mais ce n'était pas l'envie qui lui manquait.
La course à cheval fut remportée par une femme — donc une membre de l'armée de Yama. Cela déclencha un commentaire de mauvaise foi de la part d'un des concurrents :
« C'est pas juste, elle est plus légère ! Normal qu'elle aille plus vite !
– Rien ne t'oblige à t'empiffrer de brioches au lotus ! » répliqua la gagnante avec un sourire moqueur.
Les spectateurs approuvèrent la réplique avec hilarité. Honteux, le mauvais perdant quitta la piste sous les huées.
« C'est plus animé que les autres années, » commenta Mitsuhide avec un léger rire.
Derrière lui, Wakiro et Shimada prirent un air pincé, n'appréciant guère ces débordements qui nuisaient à l'image de la discipline militaire, selon eux.
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La dernière épreuve fut le tir à l'arc. Yama nota un regain d'intérêt de la part de son ami. Il y avait le tir sur des cibles fixes — que l'on éloignait de plus en plus — des cibles mobiles et des cerfs-volants. L'archer commençait par tirer au sol, puis à cheval. Comme il y avait une bonne brise ce jour-là, les frêles cerfs-volants s'agitaient de manière imprévisible, ce qui corsa cette partie de l'épreuve. Les tireurs s'affrontèrent un bon moment et au final, le trio de tête était constitué de deux hommes et une femme... tous dans les troupes de Yama. Ce dernier poussa un lourd soupir et caressa sa barbe, lui faisant mentalement ses adieux.
Mitsuhide lui saisit soudain le poignet et se leva d'un bond.
« Viens, Yama. On va tirer à notre tour ! fit-il d'une voix enjouée.
– De quoi ?
– Le tir à l'arc, c'est mon domaine, expliqua son ami. Tous les ans, je fais une démonstration à la fin des compétitions. Cette année, tu m'accompagnes. C'est plus motivant si j'ai un adversaire à battre ! »
Mitsuhide se tourna ensuite vers les deux généraux :
« Bien entendu, vous êtes également les bienvenus.
– Ce serait un honneur, seigneur Mitsuhide, mais mon bras n'est pas encore complètement guéri, déclina Shimada.
– Quant à moi, je ne veux pas risquer de rouvrir ma plaie au ventre. Je préfère garder mes forces pour la guerre, » suivit Wakiro.
Ce fut donc Yama qui se retrouva sur le terrain, un arc entre les mains, tandis que le public acclamait son jeune seigneur et le célèbre général Vite. L'objectif était d'abattre les cerfs-volants restants.
« Tu as déjà tiré sur des cerfs-volants, Yama ? s'enquit Mitsuhide en préparant ses flèches.
– Hum, non.
– Des oiseaux alors ?
– Non plus. »
Mitsuhide lui lança alors un regard intrigué.
« Sur quoi tu tires en général ?
– Des lapins et des gens. »
L'autre homme fit une drôle de tête mais se reconcentra sur le défi. Il banda son arc, suivit les mouvements d'un des objets volants, puis lâcha la corde. La flèche s'éleva dans les airs en sifflant et, quelques instants plus tard, elle transperça l'un des cerfs-volants les plus hauts. Le public applaudit avec enthousiasme.
« À ton tour ! » fit Mitsuhide à son ami.
Yama tira à son tour, mais sa cible fit une embardée soudaine et il la rata. Le public émit un ”Oooh” de déception.
« Le vent n'est pas le même en hauteur, constata Yama.
– En effet, c'est pour ça que c'est plus difficile que ça en a l'air. Il faut de la concentration, de la précision, de la technique... oh, et de la chance aussi ! »
Mitsuhide tira et un autre cerf-volant fut touché, sous les acclamations du peuple. Le second trait de Yama trouva sa cible. La troisième toucha aussi un cerf-volant, mais trop sur le bord : la cible tournoya plusieurs fois sur elle-même dans les airs avant de reprendre sa position, à peine effleurée. Yama comprit qu'il fallait vraiment toucher la zone centrale du cerf-volant. Il s'y appliqua, mais ce n'était vraiment pas une épreuve facile. Triste à dire, c'était quand même plus simple de tirer sur des gens.
Au final, Mitsuhide abattit trente-deux cerfs-volants contre vingt-quatre pour Yama. Le public les applaudit tous les deux.
« Félicitations, fit Yama à son ami.
– Bah, c'est un jeu d'enfant pour moi, répondit l'autre homme avec le triomphe modeste. Tu t'en es bien sorti pour une première fois.
– C'est parce que je sais m'adapter rapidement. »
Les compétitions étant finies, le reste des festivités se poursuivit : danses traditionnelles, orchestres, théâtre de rue, etc. De nombreux stands vendaient de la nourriture diverse et variée pour le régal des enfants et des plus grands. Pendant que Mitsuhide retournait au palais avec son épouse et son fils, Yama rejoignit ses commandants. Les trois hauts-gradés ne cachaient pas leur sourire de victoire.
« Bravo, leur fit Yama, bon joueur. Nos hommes se sont vraiment distingués aujourd'hui.
– Toujours dans les trois premiers, insinua Kitano avec très peu de subtilité.
– Je suis fier de vous.
– Et... ? »
Le général soupira.
« Un pari est un pari. Je me raserai pour demain. »
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Les commandants prirent un air un peu déçu, comme s'ils s'étaient attendus à ce qu'il se rase sur-le-champ.
« Laissez-moi encore une journée avec ma barbe, se justifia-t'il.
– Bien sûr, acquiesça Tsumi. Vous avez besoin de vous préparer mentalement, je comprends. Tenez, vous en aurez besoin. »
Elle lui tendit un sac en toile qui contenait un nécessaire à raser — ils avaient sûrement dû demander à des Vites d'en fournir un. Yama se retint de soupirer à nouveau. Ses commandants avaient vraiment tout prévu.
« C'est gentil. Vous féliciterez les participants de ma part. Profitez des festivités. »
Ils le saluèrent joyeusement. Yama rejoignit son fils avec son fardeau. Même s'il voulait retarder le moment le plus possible, ce ne serait pas avisé de se raser le soir, à la lumière des lanternes. Il profita tout de même de l'après-midi pour emmener Yatsu dans les rues de la ville afin de profiter des animations — et des stands de nourriture !
De retour au palais en fin d'après-midi, dans leurs quartiers, Yama médusa les servants en leur demandant un petit miroir avant de s'enfermer dans la salle d'eau qui disposait d'une ouverture haut sur le mur afin d'apporter la lumière naturelle du jour. Le miroir était une épreuve pour lui : il détestait depuis toujours voir son reflet. Au départ, c'était parce qu'il y voyait un inconnu, ce Lyrel auquel il n'avait jamais réussi à s'identifier. Ensuite, les Templiers n'étaient pas du genre à favoriser ce genre de vanité. Pour se couper les cheveux, Yama avait toujours fait appel à quelqu'un, même plus tard chez les Loups ou à Misato. Au pire, il se les coupait lui-même — avec un résultat plutôt désastreux — mais peu lui importait.
Le soir de son départ de Misato, quand il avait vu son reflet dans le ruisseau sous la lumière de la lune, il avait vraiment eu peur de ce qu'il avait vu : le visage d'un démon aux cheveux noirs et aux yeux jaunes. Il avait pu mettre cela sur le compte de l'obscurité, mais il craignait depuis ce qu'il pourrait voir dans un miroir. Il se doutait bien qu'il avait changé physiquement — entre l'âge et les cheveux qui fonçaient — mais voir la réalité l'obligerait certainement à envisager une vérité qu'il niait ardemment. Bien sûr, il aurait pu demander les services d'un barbier — il était sûr que ses commandants pourraient lui en trouver un — mais il préférait être seul pour affronter la vérité, aussi déplaisante soit-elle.
Il retarda tout de même l'échéance en plaçant le miroir pour ne voir que sa barbe. Il grimaça en voyant les poils brun foncé, trop foncés. D'ailleurs, le bout de sa barbe était nettement plus clair, indiquant manifestement que ses cheveux ne faisaient que foncer avec le temps. Il serra les dents et commença à se raser. Il savait comment faire car, durant son noviciat au Chapitre de l'Ouest, il avait été parfois de corvée pour entretenir la tonsure des moines qui n'avaient pas choisi la voie des armes. Les Templiers, eux, étaient autorisés à avoir les cheveux un peu plus longs, mais pas trop cependant. Yama eut un sourire amusé en se rappelant que Marius était curieusement le seul d'entre eux à garder les cheveux rasés très courts, même s'il s'en plaignait très souvent. Ce ne fut que durant le voyage en mer pour la Guerre Sainte que Yama l'avait vu avec les cheveux un peu plus longs, et à ce moment leur couleur avait été...
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Le miroir et le rasoir tombèrent dans un bruit sec. De l'autre côté du panneau coulissant lui parvint la voix inquiète de Kara.
« Maître, tout va bien ?
– Ça va, » répondit-il distraitement.
Son esprit était en ébullition. Une foule de détail lui apparut tout à coup, des indices qu'il avait manqués à l'époque et qui s'assemblaient à présent avec une clarté terrifiante...
… Marius, contraint de se raser les cheveux très courts pour éviter que l'on ne remarque leur couleur compromettante. La seule fois où Yama avait pu percevoir leur couleur, on aurait dit un bleu foncé.
… Marius, pour qui la langue des démons évoquait de la nostalgie.
… Le Pape, ayant adopté trois enfants qui avaient comme par hasard des pouvoirs. Et il était en contact avec un ange, un Hikari, depuis des années.
… Lucius et Gaïus, qui parlaient eux aussi la langue des démons avec aisance et naturel.
… Lucius, qui avait l'air très jeune, pourtant Yama avait déjà entendu d'autres Templiers mentionner le fait qu'il était Archange depuis des années.
… Une recrudescence d'enfants démons un peu partout dans le royaumes depuis des décennies, ce qui coïncidait avec le début des manigances des Hikari à la cour impériale.
Yama s'assit sur le tabouret en bois, qui servait d'ordinaire à se laver avant d'entrer dans le bain, et enfouit son visage dans ses mains tremblantes.
« Ce n'est pas possible, songea-t'il. Comment ai-je pu passer à côté de ça à l'époque ?! »
Certes, il avait eu ses propres soucis à cette époque et il ne savait pas tout ce qu'il savait à présent. Mais ce n'était pas une raison pour autant : il aurait dû se montrer plus curieux, plus attentif, plus intéressé, plus...
« Cela ne sert à rien de se fustiger à présent, ils sont tous morts, » se dit-il avec une pointe de tristesse.
C'était effrayant tout de même : plus il dénouait les mystères de son passé, plus il découvrait que les Hikari avaient toujours été mêlés à sa vie, de près ou de loin. Il tressaillit de nouveau avec un mauvais pressentiment qu'il repoussa vivement. Fort heureusement, les Diables respectèrent son état d'esprit et ne tentèrent pas d'intervenir. Il l'aurait très mal pris.
Il ramassa le rasoir, dont la lame ne s'était même pas ébréchée en tombant, et reprit sa tâche d'un air songeur. Quand ce fut fini et qu'il se fut lavé le visage pour retirer les derniers poils et restants de crème, il resta immobile un long moment. En réalité, personne ne l'obligeait à se regarder dans le miroir, cependant il devait voir ce que les autres verraient. Il devait savoir si son apparence allait le trahir ou pas. Il saisit donc le miroir en inspirant un bon coup et le leva au niveau de ses yeux, afin de voir son visage en entier. Il se figea et cessa de respirer un moment.
Lyrel avait eu les cheveux châtain clair et les yeux d'un vert brillant, les mêmes que dame Faye et Grisèle. Le visage qu'il contemplait à présent, son visage, montrait des yeux vert pâle. S'il y regardait de plus près, il pouvait apercevoir quelques taches dorées... Il ferma les yeux, inspira un grand coup pour calmer son cœur palpitant et reprit son examen. Ses cheveux étaient très foncé, comme il s'en était douté, et cela était accentué par le fait qu'il les avait très courts. Mais d'un autre côté, s'il les avait laisser pousser, les gens auraient pu voir la variation des teintes, comme cela avait été le cas pour sa barbe. Bon, les cheveux foncés n'étaient pas un gros problème, cela pouvait passer. Concernant son visage, les traits n'étaient plus ceux du jeune adolescent que Lyrel avait été. Il s'était affiné et, en cherchant bien, il y avait une certaine ressemblance avec Hakurō au niveau du nez et du menton...
Yama reposa vivement le miroir sur la vasque en céramique, manquant de le casser. Il resta un moment à fixer le sol, son esprit faisant un blocage sur ce que ses yeux lui avaient montré. Les paroles de Hakurō lui revinrent en mémoire :
« Avec l'temps, j'ai remarqué que plus on occupe un corps, plus y s'met à nous ressembler... comme on était avant. C'est comme s'y prenait la forme voulue par not' âme. »
En quarante ans, peut-être moins, Hakurō avait complètement retrouvé son apparence d'autrefois. Quant à Kahiro, il avait manifesté des traits physiques bien distincts sur son corps après seulement deux ans : ses cheveux blonds qui viraient peu à peu au rose. Si toute cette folie était vrai, cela faisait presque vingt-cinq ans que Yama occupait ce corps. On pouvait donc considérer qu'il avait presque complètement retrouvé sa véritable apparence...
« C'est faux, c'est faux, c'est faux ! » songea-t'il en secouant violemment la tête.
Comment pourrait-il accepter une telle vérité ?!
Depuis le moment où Yama avait annoncé son intention de se raser, Yatsu n'avait plus tenu en place.
« Papa tout lisse, papa tout lisse ! » avait-il chantonné en sautant d'un pied à l'autre.
Son père lui avait adressé un sourire amusé mais un peu triste aussi, avant de disparaître dans la salle d'eau. Il avait refusé l'aide proposée par Kara, assurant qu'il savait se débrouiller tout seul. Les servants avaient échangé des regards surpris. Leur maître avait toujours tenu à conserver sa barbe, autorisant uniquement Kara à la tailler de temps en temps. Et là, subitement, il décidait de l'en débarrasser ? Quelle mouche l'avait piqué ?!
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Yatsu, lui, se moquait bien des motivations de son père. Il se réjouissait de le voir sans sa barbe pour la première fois de sa vie. Ce n'était pas gênant au village mais au palais, personne d'autre n'avait de barbe. Yatsu voulait que son père s'intègre parfaitement. Comme ça, ils ne risqueraient plus de devoir s'en aller. Quitter Misato avait déjà été douloureux pour le garçon, alors s'il devait aussi partir de Hanajū et ne plus jamais revoir Tetsuō... Voilà pourquoi il tenait tant à ce que Mitsuhide et son père s'entendent bien, et Tetsuō le soutenait entièrement sur ce point !
« Ah ! fit-il soudain. Je vais chercher oncle Mitsuhide ! Lui aussi voudra voir papa tout lisse !
– Petit maître, intervint Chō, vous êtes sûr que c'est une bonne idée ? Le maître ne voudra peut-être pas qu'on le voie tout de suite.
– Pourquoi ? »
La femme ne sut que répondre car elle-même n'était pas très sûre.
« Si c'est oncle Mitsuhide, reprit le garçon avec assurance, papa sera sûrement d'accord ! J'y vais ! »
Accompagné de Ritsu, il se dirigea donc vers la bibliothèque où le seigneur travaillait toujours avant le dîner. Effectivement, Mitsuhide s'y trouvait et il leva les yeux d'un manuscrit en entendant le garçon arriver.
« Yatsu, tu viens étudier ? l'accueillit-il en souriant. Tu devrais plutôt profiter des festivités.
– Oncle Mitsuhide, le salua-t'il, il faut que tu viennes voir ça. Papa va être tout lisse ! »
Le seigneur plissa le front.
« Tout lisse ?
– Il est en train de se raser ! »
Mitsuhide en lâcha son manuscrit, ses yeux gris s'écarquillant sous l'effet de la stupeur.
« V-vraiment ? Ça lui a pris comme ça, d'un coup ? »
Yatsu acquiesça, un grand sourire aux lèvres. Mitsuhide n'hésita pas et se leva, sous le regard étonné de ses deux servants.
« Yūta, tu rangeras mes affaires, commanda-t'il. Tsuga, avec moi. »
Un seigneur ne devait normalement pas courir, mais Mitsuhide avança si vite qu'on ne pouvait plus tout à faire appeler ça de la marche. Yatsu le suivit comme il put, ravi de son initiative.
Les servants de Yama accueillirent Mitsuhide avec déférence.
« Yama n'a pas encore fini ? s'inquiéta le seigneur. Je ne l'ai pas manqué au moins ?
– Hum... non, mon seigneur, répondit Tiko d'un ton inquiet. En fait, notre maître est toujours dans la salle d'eau. »
Mitsuhide remarqua alors l'air tendu des servants.
« Quelque chose ne va pas ? »
Les cinq servants échangèrent des regards embarrassés. Ce fut encore Tiko qui se dévoua pour expliquer :
« Nous avons entendu du bruit tout à l'heure, comme quelque chose qui se cassait. J'ai gratté à la porte et demandé au maître si tout allait bien, et il m'a répondu de rester dehors. Depuis, nous n'entendons plus rien et le maître n'est toujours pas sorti. »
Ce fut au tour de Mitsuhide d'être inquiet.
« Je vais voir, » déclara-t'il.
En tant que seigneur du palais, il pouvait couper aux règles d'hospitalité si les circonstances l'exigeaient. Il s'arrêta tout de même devant le panneau coulissant et s'annonça :
« Yama, c'est moi. Ça va ? »
Il eut beau tendre l'oreille, il n'entendit rien, sauf peut-être un bruissement de tissu vague.
« J'entre. »
Tiko lui ouvrit le panneau et le seigneur entra dans la salle d'eau, très inquiet pour son ami. Il le vit de dos, portant une tunique d'intérieure grise et fine.
« Arrête, » fit soudain Yama.
Interloqué, Mitsuhide s'immobilisa, les yeux fixés sur l'autre homme. Ce dernier lâcha un soupir puis expliqua :
« Il y a du verre par terre. Tu risques de te couper.
– Du verre ? » s'étonna Mitsuhide en baissant automatiquement les yeux.
Effectivement, des tessons recouvraient le parquet. Mitsuhide regarda sur le côté et vit par terre un encadrement de miroir en piteux état. En continuant son examen des lieux, il aperçut encore les restes d'un bassin en céramique qui avait éclaté en morceaux et de l'eau répandue par terre, puis un rasoir planté dans une poutre du plafond. On aurait dit qu'il y avait eu un combat ici.
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Yama se retourna enfin et le regard de Mitsuhide fut aussitôt attiré par lui. Il en resta bouche bée. Sans sa barbe, non seulement Yama faisait plus jeune mais en outre, ses traits ainsi dévoilés étaient devenus plus... nobles.
« S'il se laissait pousser les cheveux, songea distraitement Mitsuhide, on pourrait le confondre avec un humain de haute extraction. »
Cette pensée en engendra une seconde, plus sérieuse et grave :
« Qui es-tu vraiment, Yama ? »
Cela faisait un bon moment que Mitsuhide était intimement convaincu que son ami n'était pas un Vite ordinaire. Ses talents militaires, sa capacité à tuer les Hikari, même ses troublants pouvoirs magiques, les choses qu'il savait, tout cela n'était pas du tout normal. En outre, il cachait de nombreux secrets — même s'il en avait déjà dévoilé une partie à Mitsuhide. Ce dernier sentit une fois de plus le vent du destin souffler sur eux deux, un destin à la fois extraordinaire et terrifiant.
Mais pour le moment, le destin pouvait attendre. Yama avait clairement l'air perturbé et Mitsuhide désirait l'aider de son mieux.
« Que s'est-il passé ? s'enquit-il.
– Je me suis rasé, répondit simplement l'autre homme.
– Je vois ça, mais ce n'est pas... »
Mitsuhide se reprit et fit d'un ton plus léger :
« Une raison particulière ? Je pensais pourtant que tu étais très attaché à ta barbe.
– J'ai fait un pari avec mes commandants, soupira Yama.
– Oh... »
Le seigneur plissa le front, puis devina :
« Ça a un rapport avec leurs très bons résultats aux compétitions ? C'était donc ça la “bonne motivation” dont tu as parlée ? »
Yama acquiesça.
Mitsuhide se nota mentalement d'envoyer des cadeaux de remerciement aux trois commandants en question. Ils avaient réussi là où même les sœurs de Mitsuhide avaient échoué, ce qui n'était pas un mince exploit !
« Et c'est ça qui te met dans des états pareils ? reprit-il. Parce que tu as perdu ton pari ?
– Ça n'a rien à voir. Je n'aurais pas fait ce pari si je craignais de le perdre. C'est... autre chose.
– Tu veux m'en parler ? » proposa doucement Mitsuhide.
Yama le fixa un moment, avant de secouer la tête.
« Plus tard. »
Mitsuhide acquiesça, déjà content que son ami n'ait pas entièrement rejeté son aide.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
Les deux hommes quittèrent la salle d'eau, attendus par un comité inquiets de servants, ainsi que Yatsu. Ce dernier écarquilla les yeux en voyant son père.
« Papa ? » fit-il.
Le ton interrogateur fut comme un coup de poignard dans le cœur de Yama. Il se figea et serra les poings. Heureusement, Yatsu éclata aussitôt d'un rire ravi et se jeta dans ses bras.
« Papa tout lisse ! » fit-il joyeusement en lui caressant les joues des deux mains.
Soulagé, Yama le serra contre lui, sous le regard attendri de Mitsuhide.
« Pour quelqu'un qui déclare ne pas se soucier des apparences, je le trouve bien nerveux quant à la réaction de son entourage ! »
Mitsuhide ne pouvait évidemment pas comprendre la raison d'une telle nervosité.
Note de Karura : Ça y est, Yama a enfin percuté que Lucius, Marius et Gaïus étaient en fait des démons. Mais bon, il ne faut pas lui en vouloir : il était dans un état bizarre durant ces premières années et en plus, il n'a pas eu l'occasion de lire le premier extra sur l'enfance des Archanges, lui !
Pourquoi je reviens là-dessus ? Parce que 1) j'ai horreur dans une histoire lorsqu'il reste des choses non élucidées et 2) cela va avoir une certaine importance par la suite.
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