Chapitre Dix-neuf : Le Creuset des Âmes
Hanajū , début de l'année 2450
Haruni n'avait guère fait attention au passage des jours et des nuits. Tout était pareil pour lui. Il ne se concentrait que sur une chose : le visage maigre et pâle de son fils. Le médecin continuait de passer avec les servants, mais il ne prenait plus la peine d'examiner le mourant : il constatait seulement qu'il vivait encore. Les servants changeaient l'eau, les serviettes, une fois les draps et ils amenaient à manger pour Haruni — quoique ce dernier ne faisait que grignoter sans grand appétit. Lorsque le médecin le vit dépérir à son tour, il l'examina pour savoir s'il n'était pas aussi tombé malade. Heureusement, Haruni n'avait pas de fièvre. Le médecin repartait ensuite faire son rapport à Mitsuhide qui l'écoutait sans un mot.
L'agonie de Yatsu pesait sur chacun dans le palais. Lorsque tous les concernés priaient pour le garçon, ce n'était plus pour sa guérison, mais pour que ses souffrances prennent rapidement fin. Seul Haruni gardait espoir. Il continuait à prier pour que son fils vive, mais il priait le dieu des Vites, le seul qu'il avait jamais imploré. C'était ironique en un sens mais dans l'esprit de Haruni, le Seigneur protégeait tous les innocents quelle que soit leur race. La Croisade n'avait rien à voir puisque c'était les Hikari qui l'avaient organisée.
Mais quel que soit le destinataire de ses prières, l'état de Yatsu ne s'améliorait pas. Le garçon ne buvait plus qu'un fond d'eau. Haruni avait même exigé que le médecin ne lui administre plus le somnifère dans l'espoir que cela réveillerait le garçon… en vain. La vie de Yatsu ne tenait plus qu'à un fil ténu, pourtant Haruni refusait de renoncer. Il pouvait également sentir les dieux en lui et autour de lui, leur présence de plus en plus irritante.
« Quoi ? finit-il par lâcher.
– Tes prières ne servent à rien. Le dieu des Vites n'est qu'une invention de leur part. »
Ce n'était guère le moment pour un débat théologique.
« Mmph, je ne veux pas entendre ça de votre part.
– Nous ne sommes pas une invention ! protestèrent les ombres.
– C'est vrai, vous êtes des fantômes. Dans tous les cas, vous ne pouvez rien faire pour Yatsu, alors laissez-moi tranquille. »
Les dieux soupirèrent, puis firent :
« Rejoins-nous.
– Ce n'est pas le moment que je quitte Yatsu !
– Cela ne prendra qu'un instant dans ce monde. »
Avec réticence, Haruni ferma les yeux et passa dans le monde des esprits. Même s'il ne l'avait plus fait depuis qu'il avait gagné ce corps, il savait qu'il en était toujours capable. Son lien avec les dieux était trop fort pour être rompu, quelle que soit leur détermination à le briser. Mais au moins, les dieux l'avaient laissé en paix pendant des années — surtout parce qu'il était enfin à la place qu'ils avaient voulue pour lui !
Le monde des esprits était toujours aussi sombre, cependant Haruni avait cessé d'en avoir peur. Il nota quelques changements comparé à sa dernière visite : il y avait plus de dieux actifs et la concentration d'énergie avait augmenté de manière significative.
« Vous avez repris des forces, commenta-t'il.
– Cela aide de ne plus avoir ton corps à maintenir en vie, répliquèrent-ils avec un sourire. Il y a aussi le rituel d'Invocation que ton père pratique maintenant tous les ans, comme il se doit.
– Tant mieux pour vous, » fit-il d'un ton désintéressé.
Quelques diables s'agitèrent autour de lui.
« Suis-Nous. »
Haruni ne s'était jamais aventuré plus loin. Il n'en avait pas eu besoin et il ne s'était même pas imaginé qu'il pouvait y avoir un 'plus loin'. Les ombres le conduisirent en direction de ce qui s'avéra être une source de lumières multicolores qui perçaient les ténèbres.
« Qu'est-ce que c'est ? » demanda le garçon, intrigué malgré lui.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
C'était comme un gigantesque puits où tombaient lentement des sphères de toutes les couleurs, comme de la neige arc-en-ciel. Les parois du puits luisaient doucement et il y avait comme une légère musique à peine audible, une harmonie surnaturelle. Haruni put également sentir une forte pression émanant de ce puits.
« C'est le Creuset des Âmes, expliquèrent les ombres avec un ton empli de fierté. C'est le but de Notre existence.
– Comment ça ? s'enquit Haruni.
– Hé bien, tu as certainement compris que les âmes des humains sont bien plus puissantes que celle des Vites. »
Sans aller jusqu'à cette conclusion, le Second Prince avait en effet noté de grandes différences, surtout quand il avait réfléchi sur les vampires. Les âmes qui habitaient des corps de Vites finissaient par imposer leur apparence. Les couleurs vives de cheveux et d'yeux des humains contrastaient avec les couleurs plus ternes des Vites. Seuls les humains devenaient des vampires. Il était impossible pour un humain et un Vite d'avoir un enfant ensemble.
Haruni hocha donc la tête et les dieux poursuivirent :
« À leur mort, les âmes humaines continuent d'exister dans le monde, mais dans un état de conscience très primaire. Si elles sont guidées par la haine ou les regrets, elles ont tendance à chercher à posséder un autre corps et deviennent ainsi des Abominations. Sinon, elles sont attirées ici par le Creuset des Âmes. »
Malgré lui, Haruni se rappela de sa mort en tant que Yama. Il aurait juré avoir senti son âme quitter son corps et être attiré par quelque chose qu'il avait cru être le Paradis à l'époque. Se pouvait-il que cela avait été en fait cet endroit qui l'avait attiré ? Il frissonna et se concentra plutôt sur autre chose :
« Que deviennent les âmes ici ?
– Elles sont réunies et perdent lentement leur conscience pour devenir de l'énergie pure. »
Le garçon en resta perplexe.
« De l'énergie ? Pour quoi faire ? Elle reste stockée ici ?
– Non, l'énergie ne reste pas ici : elle est utilisée pour faire fonctionner le monde. »
Dans le silence incrédule du garçon, les dieux poursuivirent :
« C'est grâce à cette énergie que le vent souffle, les vagues agitent les mers, les jours succèdent aux nuits, les saisons passent… C'est de là que la nature tire son énergie. On appelle ça le Grand Équilibre.
– Oh, c'est comme du compost alors. »
Les ombres tiquèrent devant son choix de mots.
« Du compost ?
– De l'engrais ou du fumier. Les âmes macèrent dans ce creuset pour donner du compost.
– Un peu de respect, fils !
– Mais c'est bien ça le principe, non ? »
Avec réticence, les dieux ne purent qu'acquiescer.
« Nous sommes les gardiens du Creuset. Notre mission est de nous assurer que les âmes ne s'égarent pas et que personne ne tente de s'emparer de cette énergie pour ses propres fins. »
Haruni fut subitement frappé par une illumination.
« Comme les Hikari. C'était donc ça, leur objectif ultime !
– En effet. »
Haruni observa un moment le creuset toujours en mouvement avant de demander :
« Mais vous, vous utilisez bien cette énergie, pas vrai ? C'est comme ça que vous agissez sur le monde des vivants.
– Pas du tout ! s'indignèrent les dieux. Notre énergie ne provient pas du Creuset mais des âmes de notre propre lignée ! »
Haruni se tourna vers l'endroit qu'il venait de quitter et qui était rempli de ténèbres.
« Vous avez votre propre creuset, » comprit-il.
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Les ombres vacillèrent, un peu hésitantes.
« … En quelque sorte, admirent-ils. Cela fait partie de l'accord que nous avons avec le Creuset.
– Un accord ? »
Les dieux soupirèrent.
« Autant tout te raconter depuis le début… »
Aussitôt, une vive lumière explosa dans ce monde ténébreux. Haruni ferma les yeux un bref moment et quand il les rouvrit, il vit des images défiler devant ses yeux. Ces images racontaient le passé de l'Empire de l'Aube. Avant l'instauration de l'Empire, il y avait de nombreuses provinces indépendantes qui luttaient férocement les unes contre les autres. Le but des seigneurs de guerre était de s'emparer d'un maximum de provinces… et pourquoi pas toutes ? Mais comme les trahisons internes foisonnaient, aucun clan ne restait bien longtemps au pouvoir. Pendant que les nobles s'adonnaient à leurs jeux de pouvoir, la famine touchait le peuple, les terres étaient gorgées de sang et des désastres surnaturels s'abattaient sur la contrée. Haruni put ainsi voir des Horreurs réduire des villages entiers en poussière, des vampires s'abattre sur le peuple, des catastrophes naturelles se succéder et même des esprits errants tourmenter les gens.
« Des esprits errants ? Cela a vraiment existé ? » s'étonna-t'il.
Il avait lu quelques histoires à ce sujet mais n'avait pas pensé que cela pouvait être réel. Pourtant, entre les Horreurs et les vampires, il aurait dû se douter qu'il y avait un fond de vérité là-dedans.
« Ce sont les âmes qui ne trouvent pas le chemin du Creuset et qui n'ont pas de corps à occuper. Confuses, elles terrorisaient les populations et perturbaient le Grand Équilibre. »
Haruni hocha la tête.
« Et les vampires ? Il y en avait dans tout l'Empire à l'époque ?
– Nous ne pratiquions pas encore la crémation des morts, voilà pourquoi. »
Haruni hocha la tête. Certaines choses prenaient tout leur sens à présent.
Le clan Kakurō n'était qu'un clan parmi tant d'autres, faisant de son mieux pour survivre dans ce contexte difficile. Et un jour, Jūten en devint le chef.
« Jūten avait le pouvoir des ombres.
– C'était donc un magicien ?
– Bien sûr ! Notre clan a compté de nombreux magiciens, tu n'es pas le premier ! L'ombre a toujours été Notre pouvoir, mais peu d'entre Nous savent bien la manipuler. Jūten était l'un des plus puissants. Il pouvait voir les âmes et le monde des esprits. Il a compris que le Grand Équilibre était grandement perturbé et plutôt que de faire la guerre à ses voisins, il s'est concentré sur le spirituel. »
À l'aide d'autres magiciens de son clan, Jūten avait débloqué la voie vers le Creuset. L'effet bénéfique se fit d'abord sentir à Kami, puis s'étendit lentement : les esprits errants et les vampires disparaissaient, les catastrophes naturelles se calmaient, les récoltes se faisaient plus abondantes et les gens retrouvaient leur optimisme.
Bien entendu, une telle prospérité ne put qu'attiser davantage la convoitise des autres seigneurs. Jūten essaya bien de leur parler du Creuset et de leur dire qu'il suffisait d'attendre pour que cela affecte positivement leurs terres aussi, mais ce n'était pas une ère civilisée. Les seigneurs voulaient tout et tout de suite. À leurs yeux, une riche province était comme un fruit bien mûr qui n'attendait que d'être cueilli. Alors plutôt que de voir ses efforts réduits à néant, Jūten se lança dans l'unification du pays, usant du pouvoir du Creuset.
« C'est le seul à avoir utilisé ce pouvoir, assurèrent les dieux avant que Haruni ne puisse dire quoi que ce soit. Dès que possible, l'autre système a été mis en place. Sans ça, cela aurait également perturbé le Grand Équilibre. »
Le clan Kakurō connut de lourdes pertes pendant les cent ans que durèrent les guerres. Ces âmes vinrent alimenter le second creuset, renforçant ainsi le pouvoir de Jūten. Une fois toutes les provinces soumises, il fut proclamé Empereur, bâtit le palais de Kurojū qui devint la capitale de l'Empire de l'Aube et s'attacha à faire régner la paix et l'harmonie. L'Empire redevint peu à peu une terre fertile et sereine.
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« Quand a commencé votre culte ? demanda Haruni.
– Le culte des ancêtres a toujours existé. À la mort de Jūten, son fils aîné a annoncé que son père était devenu un dieu qui protégeait l'Empire… et la lignée impériale. Les gens n'y croyaient pas trop au départ et certains nobles conspirèrent pour prendre le pouvoir. Après quelques manifestations, le peuple a commencé à être convaincus que Nous étions bien réels et puissants. Les temples ont été bâtis dans tout l'Empire sur des points sensibles, là où la puissance des ténèbres est la plus forte et que le voile entre les deux mondes est le plus fin. »
Haruni réfléchit un bon moment à tout ça. C'était très différent de la version que les précepteurs enseignaient !
« Pourquoi vous me dites tout ça ? demanda-t'il légitimement.
– Pour deux raisons : te montrer que Nous ne sommes pas des fantômes avides d'adoration… »
Ah, ils avaient été vexés par sa remarque !
« … et pour que tu sache ce qui va arriver à l'âme de Yatsu. Cela peut t'apporter un certain réconfort.
– Yatsu… »
Bien que momentanément distrait, Haruni n'avait pas oublié le drame à venir.
« Vous ne pouvez vraiment rien faire pour l'aider ? insista-t'il. Vous avez accès au Creuset des Âmes et vous avez bien réussi à retenir mon âme à l'époque !
– Les circonstances n'étaient pas les mêmes. Tu avais ton corps qui t'attendait. Qui plus est, tu es de Notre sang…
– Il n'y a donc que cela qui compte à vos yeux ?!
– Non, mais Nous ne pouvons pas agir sur les autres âmes. Elles appartiennent au Creuset.
– Et qu'en est-il des âmes des Vites ? À qui appartiennent-elles ?
– Ce n'est pas pareil : leurs âmes sont si faibles qu'elles se transforment en énergie à peine ont-elles quitté leurs corps. Il n'y a pas besoin de creuset pour elle, tout comme pour les animaux ou les plantes.
– Cette comparaison est insultante !
– Ce sont les lois de la nature, ce n'est pas Nous qui les écrivons. »
Haruni secoua la tête et en revint à sa préoccupation principale : sauver Yatsu.
« Il y a un lien, affirma-t'il soudain.
– Quel lien ?
– Avec Yatsu. Je suis le lien ! »
Les ombres oscillèrent autour de lui, incertaines.
« Il n'est pas non plus de ton sang.
– Bordel, il n'y a pas que le sang dans la vie ! explosa le garçon. J'ai élevé Yatsu depuis tout bébé, je…
– Nous le savons, Nous étions là.
– Alors vous savez qu'il est mon fils à tous les autres niveaux ! Nos âmes sont liées ! »
Haruni sentit alors les dieux l'envelopper et fouiller dans son esprit pour vérifier son affirmation. Autrefois, il en aurait été terrorisé et aurait crié pour que Lucius vienne dissiper ces ténèbres. Plus maintenant.
« Ce n'est pas vraiment un lien, constatèrent les dieux. C'est trop fragile.
– Mais cela reste un lien ! Vous pourriez vous en servir pour sauver Yatsu, non ? »
Il avait trouvé un espoir et s'y accrochait de toutes ses forces, plus obstiné que jamais.
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Toutefois, les dieux ne partageaient pas son enthousiasme.
« Cela demanderait beaucoup d'énergie et ce n'est même pas sûr que cela fonctionnerait…
– Peu importe que les chances soient faibles !
– Fils, tu as vu quelle est Notre mission. Tu es le premier depuis longtemps à connaître la vérité de son vivant, alors tu sais que Nous ne pouvons pas risquer une forte dépense d'énergie, d'autant plus que Nous commençons à peine à Nous remettre de la période où il Nous fallait soutenir ton corps et ton âme. »
S'ils cherchaient à le faire culpabiliser, ils en seraient pour leurs frais !
« Sauver Yatsu vous demandera nettement moins d'énergie !
– Qu'en sais-tu exactement ?
– Et vous pourrez vous en remettre de nouveau ensuite ! Vous avez bien dit que la situation était plus favorable. »
Les ombres poussèrent un soupir patient.
« Il n'est pas question que de Nous. C'est l'Empire de l'Aube et le Grand Équilibre qui sont aussi en jeu ! Quand Nous étions affaiblis, de nombreuses catastrophes se sont abattues sur notre monde : inondations, tremblements de terre…
– Ce n'était pas l'œuvre des Hikari ? s'étonna Haruni.
– Pas directement : c'était le résultat de Notre faiblesse. L'énergie qui s'échappait du Creuset était trop instable. Il y a aussi eu les Horreurs.
– Cela venait également du Creuset ? »
Il avait toujours pensé que les Hikari avaient invoqué ces créatures puisqu'ils pouvaient les commander.
« Même l'épidémie qui frappe Madare en ce moment…
– Ce n'est pas une épidémie, rectifia le garçon.
– Parce que Nous sommes intervenus pour réguler le flot d'énergie ! Sans Nous, la maladie serait en train de se répandre dans tout l'Empire ! Tu commences un peu à comprendre l'importance de Notre rôle ? »
Haruni devait reconnaître qu'il y avait des implications qu'il ignorait totalement. Il avait jugé sans savoir tous les faits et beaucoup de choses lui apparaissaient plus clairement désormais.
Mais même en sachant tout cela, il ne pouvait pas s'avouer vaincu.
« Je comprends votre importance, déclara-t'il. Malgré tout, je vous le demande à nouveau : sauvez Yatsu, je vous en supplie ! »
Les ombres s'agitèrent avec un brin d'agacement.
« Ce n'est pas sûr que cela fonctionne ! Et quoi qu'il arrive, il y aura de lourdes conséquences !
– Je les assumerai ! » affirma Haruni avec assurance.
Il se passa alors une chose étrange : les ombres se scindèrent en deux parties, cela semblait être une divergence d'opinion. Haruni aurait pourtant cru qu'il n'y avait qu'une seule volonté commune chez eux.
« Il a dit qu'il était prêt à assumer. Une telle détermination…
– Mais si cela ne marche pas, Nous aurons gaspillé…
– Si ce garçon était de Notre sang, Nous ne serions pas là à hésiter…
– Mais il n'est pas de Notre sang !
– Pourtant, le lien existe.
– Vous appelez ça un lien, Vous ?! »
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La querelle dura un long moment sous le regard médusé de Haruni. Puis le silence retomba d'un coup et l'attention des ombres fut de nouveau sur lui.
« Nous allons tenter de sauver le garçon, annoncèrent-elles. Mais il y a des conditions.
– Je les accepte, » déclara aussitôt Haruni.
Les dieux marquèrent un temps d'hésitation.
« Tu ne veux pas les entendre d'abord ?
– Non, je les accepte sans discuter. »
Un murmure ravi parcourut les ombres.
« Bien, alors allons guérir ton fils. »
Haruni se retrouva de nouveau dans son corps, un peu désorienté. Devant lui, Yatsu était toujours dans le même triste état. Il lui pressa la main et murmura :
« Accroche-toi encore un peu, mon fils. »
Les ombres surgirent autour de lui.
« Ne le lâche pas, » conseillèrent-elles.
Elles se mirent à recouvrir son corps et Haruni se rappela de la même horrible sensation qu'à Kagejū, lorsque les Diables étaient intervenus pour empêcher Kahiro de le tuer. Il inspira profondément et se força à rester immobile. Pour Yatsu, il pouvait bien endurer cela. Les ombres glissèrent le long de son bras jusqu'à atteindre celui du malade. Là, elles rencontrèrent une certaine résistance, comme si elles ne pouvaient pas entre en contact avec le corps de Yatsu. Haruni, rétrécit les yeux, les encourageant mentalement à progresser. De la sueur coula sur son front et l'eau salée entra dans ses yeux, le piquant un peu.
Au bout d'un temps indéterminé, les ombres parvinrent enfin à franchir le barrage et elles se répandirent sur le corps du garçon inconscient. Haruni se crispa lorsqu'il vit le visage de son fils se faire engloutir par les ténèbres. Cependant, il devait avoir confiance et ne pas intervenir, même si l'image d'un linceul lui apparut. Le 'linceul' fut parcouru de lumières modérées : c'était de l'énergie pure. Haruni ne voyait plus son fils. La seule chose qu'il percevait encore de lui, c'était sa main dans la sienne. Il se raccrocha à ce maigre contact. L'enveloppe de ténèbres éclata soudain sans un bruit, le souffle se propageant dans toute la pièce, faisant tomber quelques objets fragiles.
« Que se passe-t'il ?! » s'écria aussitôt Haruni, paniqué.
Les ombres avaient entièrement disparu d'un coup. Était-ce bon ou mauvais signe ? Le regard doré se posa sur le garçon mais il ne constata aucun changement. Ses mains se mirent alors à trembler. Malgré tout, il se ressaisit.
« Vous allez bien ? » pensa-t'il en direction des dieux.
Il avait rarement connu une telle absence de leur part. Il se concentra pour percevoir leur présence. Cependant, il s'abstint de se rendre dans le monde des esprits car il ne voulait pas quitter un seul instant Yatsu dont le sort été incertain. Finalement, au bout d'un très, très long moment, un faible murmure lui parvint :
« Trop d'énergie… Besoin de repos… »
Le cœur de Haruni se serra.
« Ça a marché ? s'enquit-il désespérément. Vous avez réussi ?! »
Il eut beau tendre l'oreille, il ne capta aucune réponse cette fois. Et ce n'était pas Yatsu qui allait le renseigner ! Désemparé, Haruni sentit une grande lassitude l'envahir. Il s'allongea à côté de son fils, posa la tête sur son épaule et s'endormit. Dans le doute, il ne lâcha pas un seul instant sa main.
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Haruni sentit vaguement des présences mais il ne réagit pas, trop pris par le sommeil. Ce ne fut que lorsqu'on tenta de l'éloigner de son fils qu'il marmonna en gardant les yeux fermés :
« N'y songez même pas. »
Il entendit une brève inspiration, puis :
« Votre Altesse, pardonnez-moi mais je dois examiner le Firal Yatsu. »
Reconnaissant la voix du médecin, Haruni se força à se relever, la tête encore embrumée.
« Faites donc, » permit-il sans pour autant briser le contact avec Yatsu.
Le médecin procéda donc à son examen quotidien. Haruni eut toutefois l'impression que cela prenait plus de temps que d'habitude. Il se força à se concentrer sur le médecin, quoique son visage était toujours dissimulé par son masque.
« Un problème ? » demanda-t'il alors directement.
L'homme tressaillit.
« No-non, votre Altesse. Je suis seulement surpris que le Firal résiste aussi longtemps. Au vu de son état et de son jeune âge, il aurait déjà dû…
– Yatsu est un combattant, le coupa Haruni. Il luttera jusqu'au bout. »
Le docteur le fixa un moment avant de faire doucement :
« Est-ce vraiment une bonne chose ? Le Firal souffre énormément. Ne serait-il pas mieux pour lui de lâcher prise ? »
Haruni vacilla comme s'il venait de recevoir un coup. Il déglutit.
« Dans tous les cas, cette décision revient à Yatsu.
– Pas nécessairement. »
Croyant avoir compris, Haruni lui lança un regard noir.
« Docteur, si vous parlez de mettre fin à ses jours…
– Non ! protesta l'homme. Que les Dieux m'en préservent ! Ce que je voulais dire, c'est que souvent les malades luttent pour ne pas faire de peine à leurs proches et pour leur laisser le temps de faire face à l'inéluctable. Vous souhaitez qu'il vive et résiste, alors il se plie involontairement à votre désir en dépit de la douleur. »
Haruni eut soudain la gorge sèche.
« Je n'ai jamais demandé à Yatsu de…
– Pas besoin de parole, il sent votre peine et réagit en conséquence. Tant que vous ne renoncerez pas, il ne pourra pas lâcher prise et connaître la paix. »
Renoncer ? Jamais Haruni ne pourrait s'y résoudre !
« Vous ne devez pas penser qu'à vous mais essentiellement à lui, votre Altesse, le pressa le médecin. Vous voulez vraiment qu'il dépérisse lentement ? Ne serait-il pas plus miséricordieux de le laisser partir au plus vite ?
– Vous… vous estimez donc qu'il n'y a plus… plus aucune chance pour qu'il… guérisse ? » demanda Haruni avec difficulté.
Le médecin le fixa avec compassion.
« Non, votre Altesse. J'en suis désolé. Alors le mieux à faire serait de…
– Sortez, le coupa Haruni.
– Votre Altesse ?
– Sortez et ne revenez plus ! » finit par exploser le garçon.
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Un peu indigné, le médecin reprit ses affaires, se leva brusquement et sortit sans le saluer. Les servants terminèrent rapidement leurs tâches et partirent à leur tour. De nouveau seul, Haruni inspira profondément pour tenter de retenir ses larmes. Ce n'était pas qu'il se raccrochait désespérément à Yatsu et le retenait pour des raisons purement égoïstes, c'était qu'il y avait encore un espoir ! Haruni essaya de nouveau de contacter les dieux, en vain. Alors il pressa plus fort la main de son fils et attendit. Il ne pouvait plus faire que ça.
Pendant ce temps, le médecin alla faire son rapport à Mitsuhide comme tous les jours.
« Toujours aucun changement alors ? commenta le seigneur.
– Je n'ai jamais vu un cas pareil, reconnut le docteur. Cependant, le Firal Yatsu s'affaiblit inexorablement. À ce rythme-là, il peut encore subsister quelques jours mais… il finira par mourir. »
Un pli amer barra le visage de Mitsuhide. Cette attente était cruelle car malgré les affirmations du médecin, chaque jour de gagné semblait promettre un rétablissement. Pourtant…
« J'ai tenté d'aborder le sujet avec le Second Prince. Ce n'est sain pour aucun des deux de rester dans cette situation. Mais… il m'a jeté dehors. »
Malgré la gravité de la situation, cela fit rire Mitsuhide.
« Cela lui ressemble bien.
– Mon seigneur, je crains vraiment que la santé de son Altesse soit en péril ! »
Tout amusement disparut aussitôt.
« Il présente des signes de fièvre ?
– Je ne l'ai pas examiné car il a refusé, mais il est clair qu'il ne se nourrit pas correctement et ne dort pas suffisamment. Aujourd'hui en particulier, il m'a semblé très affaibli. Mon seigneur, il devient urgent d'intervenir, sinon ce ne sera pas une mais deux tragédies qui s'abattront prochainement sur cette demeure ! »
Mitsuhide serra les poings.
« Vous me recommandez donc d'arracher le Second Prince au chevet de son ami ?
– Pour sa santé, mon seigneur.
– Je… je vais y songer. Vous pouvez disposer, docteur. »
Le médecin ouvrit la bouche pour protester, puis il se ravisa et s'inclina.
Mitsuhide soupira lourdement après son départ. Bien sûr, il aurait été facile de forcer Haruni à quitter les appartements de Yatsu, surtout s'il était affaibli, mais que se passerait-il ensuite ? Haruni ne le lui pardonnerait jamais, lui qui avait insisté pour que Yatsu ne meurt pas seul. De plus, Mitsuhide se mettait à la place du Second Prince en tant que père. Quand Jika était tombée malade, il avait également voulu rester à son chevet, tout comme son épouse. Il s'était pourtant laissé convaincre, surtout que la province avait besoin de lui pour gérer la situation tendue. Alors il comprenait le besoin désespéré de Haruni de rester avec son fils en ces moments difficiles. Toutefois, si Haruni tombait malade à son tour… Mitsuhide avait seulement écrit à l'Empereur pour l'informer que Haruni était bien arrivé avec le Firal Seiryū et que l'état de Yatsu restait inchangé. Il ne lui avait pas dit que Haruni s'était enfermé avec le garçon et risquait de tomber malade à son tour. Les explications seraient délicates si le pire se produisait.
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« Dans tous les cas, la mort de Yatsu va profondément l'affecter, » se dit Mitsuhide en pensant à son ami.
Il se rappela d'une fois, il y avait fort longtemps, où Yama lui avait confié l'importance de son fils.
« Je l'ai rencontré à une période sombre de mon existence, quand je n'avais plus aucune raison de vivre. Depuis, je ne vis que pour mon fils. »
À l'époque, Mitsuhide, amoureux et dans l'incapacité de se déclarer, avait commenté avec une pointe de jalousie et d'envie :
« Tu ne peux pas avoir qu'une seule raison de vivre ! Tu n'en as donc pas trouvé d'autres depuis ? »
Il désirait être une de ces raisons, mais Yama avait secoué la tête, piétinant son espoir sans même le savoir.
« Une seule raison de vivre me suffit.
– Et vaincre les Hikari, ce n'est pas une seconde raison de vivre ?
– C'est plutôt une raison de mourir. »
Yama avait toujours un raisonnement particulier. Haruni avait conservé ce travers, hélas.
Mitsuhide poussa un autre lourd soupir. Il ne savait pas si en tant que Haruni, son ami avait finalement trouvé d'autres raisons de vivre mais il ne voulait pas non plus prendre ce risque. Il serra soudain les poings.
« Je ne laisserai pas Haruni mourir, décida-t'il soudain. Même s'il doit me haïr ensuite, peu importe. Je lui laisse encore une journée avec Yatsu, puis je le sortirai moi-même de cette chambre ! »
La situation n'avait que trop duré. Comme l'avait dit le médecin, il était hors de question que ce palais connaisse deux nouvelles tragédies en une fois !
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