Ancient Gods Sanctuary 4

Note de Karura: J'ai commencé à mettre des illustrations dans ce chapitre ! C'est tiré de la version BD. Comme ça, vous verrez à quoi ressemblent mes personnages. Un peu d'indulgence pour les dessins, je suis meilleure écrivaine que dessinatrice. 😅

Chapitre Quatre : L'appel aux chevaliers



Le soleil tapait dur au-dessus du village de Méthax. Dans un champ à la périphérie, un jeune homme labourait la terre avec une simple bêche. Un chapeau de paille le protégeait de la chaleur mais le travail était rude. Pourtant il ne se plaignait pas. Âgé de vingt-trois ans, Éland s'occupait de ce champ depuis la mort de ses parents, il y avait cinq ans de cela. Bien bâti, les cheveux noirs courts et de très beaux yeux verts, il ne manquait pas d'admiratrices dans le village mais il ne songeait pas à se marier. Pas encore en tout cas. Il avait trois sœurs qui dépendaient de lui alors il ne se marierait pas tant qu'elles ne seraient pas elles-mêmes mariées. Il posa sa bêche et souffla un peu, contemplant le travail déjà accompli avec un air plutôt satisfait.


Une ombre se dessina sur le sol et il leva les yeux. Une femme passait sur la route longeant le champ. Sans le vouloir, le regard d'Éland monta le long de ses jambes nues et fines, passa par les fins et longs cheveux blonds, la taille étroite, remonta à sa poitrine généreuse pour finalement s'arrêter sur son visage en ovale orné de deux yeux foncés dont il ne pouvait voir la couleur à cause de la distance. Aucun défaut.

« Cette fille est superbe ! songea-t'il.

- Excuse-moi, fit-elle sans paraître avoir remarqué son examen prolongé, tu peux me dire si Méthax est encore loin ?

- Le village est juste au bout de cette route. Tu y seras… Oh, dans une dizaine de minutes. »


Elle ouvrit la bouche pour le remercier quand des bruits de pas se firent entendre : deux hommes se tenaient sur la route à quelques pas de la femme. Rien qu'à leur allure, on pouvait deviner qu'il s'agissait de bandits. Éland avait entendu des rumeurs inquiétantes à ce sujet récemment. Des voyageurs s'étaient fait attaquer sur les routes de la région. Il n'y avait pas eu de victimes certes, mais tout leur argent avait été dérobé.

« Ce sont sûrement les brigands ! songea-t'il. Ils vont attaquer cette malheureuse et je ne peux rien faire pour les en empêcher ! »

En effet, il n'avait que sa bêche à la main tandis que les autres hommes avaient une épée pendue à leur ceinture. De plus l'un d'eux faisait au moins deux bonnes têtes de plus qu'Éland (pourtant de taille correcte pour un homme) et ses bras étaient aussi larges que les cuisses du jeune homme. Se battre contre lui serait du suicide. Honteux, il baissa la tête et pria pour que tout se passe très vite et que la voyageuse ne soit pas blessée.


La femme ne semblait pas inquiète outre-mesure. Peut-être ne s'était-elle pas rendu compte du danger imminent. Les deux hommes allèrent droit au but :

« Donne-nous tout ce que tu as !

- Et pourquoi donc ? » demanda-t'elle innocemment.

Le plus petit des deux montra son épée.

« Sinon nous prendrons ta vie. »

Cela avait le mérite d'être clair. La femme se désigna du doigt.

« Le seul ennui c’est que… je ne possède rien ! Pas d'argent, pas de bijou, comme tu peux le constater. Je n'ai que ce que je porte sur moi. »

Le géant s’approcha d'elle et posa une main sur sa tête.

« Et ça ? » s’enquit-il d’une voix rauque.

Il parlait de son couvre-chef, un curieux objet métallique aplati recouvert d'un linge dont elle avait noué les extrémités sous son menton.

« Ça sonne métallique, remarqua le bandit en tapotant dessus sans ménagement pour la femme qui le portait. Montre-le moi. »


L'étrangère parut clairement ennuyée.

« C'est que… Ce n'est pas à moi. Je ne peux pas te le donner. »

Les deux bandits échangèrent un regard moqueur.

« Poupée, je crois que tu ne comprends pas très bien dans quelle situation tu t'es fourrée.

- Poupée ? répéta-t'elle d'un ton indigné. J'espère pour toi que j'ai mal entendu !

- Sinon quoi ? » railla le géant.

Éland ne put en supporter davantage et tant pis pour la prudence. Il brandit sa misérable bêche et se mit à escalader l'accotement pour rejoindre la route.

« Laissez-la tranquille ! » fit-il d'un ton qui se voulait menaçant.


Le second bandit s'interposa et fit tomber son arme improvisée d’un coup de main. Éland regarda bêtement la bêche tomber à ses pieds. Quand il releva les yeux, il croisa un regard froid et meurtrier.

« Tu ne feras rien, » fit le bandit d'un ton lourd de sous-entendus.

Le paysan déglutit. Qu'est-ce qui lui avait pris de jouer les héros, par les dieux ?!

« Sauve-toi ! » cria-t'il à la femme en désespoir de cause.

Mais cette dernière ne broncha pas.

« Pourquoi n'écoutes-tu pas les conseils de ton ami ? suggéra le grand bandit d’un ton provocateur. J'adorerais te courir derrière.

- Premièrement, fit-elle avec le visage baissé, ce n'est pas mon ami. Et deuxièmement… »

Elle leva les yeux vers lui, un sourire méprisant aux lèvres.

« Pour moi, tu es déjà mort ! »

L'homme tiqua nerveusement. Contrairement à ses autres victimes, il ne pouvait sentir aucune peur émaner d'elle. Comment une si frêle jeune femme osait-elle lui parler sur ce ton ?


« Es-tu folle ? » articula-t'il avec peine.

Sa main tremblante s'approcha de l'épée à sa ceinture. Sans savoir pourquoi, il était envahi par une sombre inquiétude… ou était-ce de la peur ?

« Comment peux-tu un seul instant imaginer… pouvoir me vaincre ?! »

Il hurla ces derniers mots en dégainant son épée et en tentant de décapiter cette femme insolente. La lame s'envola vers la nuque fragile.

« NON ! » hurla Éland, paniqué.

Au contraire, le bandit semblait avoir retrouvé sa maîtrise de soi.


« Tu te demandes comment ? » reprit la femme contre toute attente.

Le sourire assuré du brigand disparut une fois encore.

« Simplement parce que… je triche ! »

En effet, à quelques millimètres seulement du cou de la femme, l'épée s'était heurtée à un mur invisible. Entortillée dans des fils qui accrochaient par moment la lumière du jour, la lame semblait coincée et tous les efforts du bandit pour atteindre sa cible se soldèrent par un échec. Pire encore, il se rendit compte qu'il ne pouvait même plus bouger son corps !


Dans ces cas-là, il n'y avait pas trente-six explications

« Tu es une déesse, c'est ça ?

- Bravo ! » lui sourit-elle.

Il eut à peine de jurer mentalement sur sa malchance qu'il sentit ses bras se tordre sur eux-mêmes. Il hurla tandis que ses os craquèrent et que du sang jaillit. Le corps massif s'effondra lentement. Pourquoi avait-il fallu qu'il tombe sur une déesse ? Qu'avait-il fait pour mériter cela ? Le cœur rempli d'écœurement face à une telle injustice, il perdit connaissance.


Au bord de la route, Éland et le second bandit assistèrent à la scène avec stupéfaction et horreur.

« Comment ?! » songea Éland, sous le choc.

Sans se tourner, la femme braqua soudain son regard sur le dernier bandit restant. L'homme écarquilla les yeux, apeuré, et tourna aussitôt les talons pour s'enfuir, abandonnant son compagnon sans remords. C'était encore la réaction la plus sage face à un dieu, en tout cas si ce dernier était enclin à le laisser partir.

Satisfaite, la déesse le regarda filer. Quant à Éland, il tomba à genoux en tremblant.

« Une déesse ! »

Il était dans un tel état d'hébétement qu'il ne pouvait réagir, même lorsqu'elle s'approcha lentement de lui. Elle le fixa un moment.

« Tu n'as pas à avoir peur, fit-elle finalement d'un ton rassurant, car je ne te ferai aucun mal. »

Éland retrouva soudain l'usage de la parole et baissa la tête devant elle, confus.

« Pardonnez-moi, Divine ! Je reconnais avoir eu des pensées impures à votre sujet ! »

Devant les dieux, il valait mieux tout avouer sur-le-champ car de toute façon ils pouvaient connaître vos pensées les plus secrètes.

« Mmm, et quelle sorte de pensées impures ? » demanda-t'elle avec un sourire entendu.

Il n'osa pas répondre, rouge de confusion. Shao Paï — car c'était bien elle — haussa un sourcil d'un air désapprobateur et croisa les bras.

« Il a bien changé, » songea-t'elle.

Elle secoua la tête.

« Je cherche un endroit où passer la nuit, fit-elle. Tu m'invites ?

- Avec joie, ô Divine ! »


Bien entendu, aucun mortel sain d'esprit n'aurait osé refuser quoi que ce soit à un dieu. Si Shao Paï avait exigé de lui tous ses biens — voire même ceux des autres — Éland n'aurait pas eu d’autre choix que de lui obéir. Il restait tout de même un souci :

« Hum, Divine, que faisons-nous de ce brigand ? » se risqua-t'il à demander en désignant le colosse toujours à terre, les deux bras cassés.

Shao Paï eut un sourire malicieux et l'homme disparut. Hébété, Éland se tourna vers elle mais n'osa pas demander d'explication. Elle aurait tout aussi bien pu l'envoyer dans un autre monde ou le transformer en fourmi !

« Je l'ai envoyé dans la prison la plus proche, expliqua néanmoins la déesse. Il survivra mais il ne pourra plus jamais utiliser une épée. Cela devrait lui apprendre l'honnêteté ! »

Éland ne put que louer la sagesse des dieux.

~*~

La maison d'Éland se trouvait à environ vingt minutes de marche du champ. Elle était un peu en retrait du village, se dressant sur deux étages au milieu d'une clairière. Un puits se trouvait sur le côté ainsi qu'un petit potager. Shao Paï observa les lieux d'un air appréciateur.

« Mais dis donc, c'est un véritable palais ! »

Mi-figue mi-raisin, Éland tenta de minimiser les choses.

« N'exagérons rien ! Mes parents ont bâti cette maison quand ils se sont mariés. Au fil des naissances, ils ont dû agrandir…

- Au fil des naissances ? Tu as des frères et des sœurs ?

- Hum oui… J’ai trois sœurs…

- Ah, tu as donc grandi entouré de femmes. Je commence à mieux comprendre. »


L'air entendu de la déesse ne fut pas pour rassurer Éland.

« Euh… De toute façon, les biens matériels sont inutiles car tous les hommes sont égaux devant les dieux. Nous pouvons seulement partager entre nous ce que nous possédons et nous venir mutuellement en aide. C’est ce que je fais en tout cas.

- Surtout si c’est pour une jolie fille ! » affirma la déesse derrière lui.

Éland manqua de trébucher. Mais comment se faisait-il qu'elle semblait si bien le connaître ? Elle avait beau être une déesse, c'en était presque effrayant.


Shao Paï défit les attaches de son chapeau improvisé tout en levant les yeux vers la cime des arbres agitée par une douce brise. On pouvait dire qu'ils vivaient dans un monde parfait. La présence des dieux obligeait les mortels à faire preuve d'humilité, même s'il s'agissait du plus puissant des rois. Les différents royaumes pouvaient se livrer à des guerres de petite envergure de temps à autres, histoire qu'ils se défoulent, mais aucun grand massacre n'était autorisé : les dieux ne tenaient pas à perdre trop de leurs fidèles.


Tout le monde parlait la même langue donc ils pouvaient mieux se comprendre, aucune différence culturelle n'existait, bref ce monde était uniforme dû à la présence des dieux. Enfin il valait mieux dire la présence des dieux grecs. Shao Paï devait reconnaître qu'avant l'apparition de ces derniers, les choses ne s’étaient pas passées ainsi avec les dieux antiques. Ces derniers ne se préoccupaient guère des mortels et auraient volontiers passé leur existence à l'écart du monde. Pouvait-on dire dans ce cas que les dieux antiques n'avaient pas totalement joué leur rôle de dieux ? Était-ce pour cela que les dieux grecs étaient apparus ? Pour rectifier les choses ? Shao Paï s'était souvent posé la question.


Voyant la déesse blonde se rembrunir soudain, Éland hasarda :

« Divine ? Quelque chose ne va pas ? »

Shao Paï se tourna subitement vers lui, frappée par une idée.

« Dis-moi, c'est bien à Méthax qu'on pratique le double culte Apollon/Artémis ?

- Oui, acquiesça-t'il, ce sont nos dieux protecteurs depuis toujours.

- Parfait. »

Car Shao Paï n'avait pas choisi sa destination au hasard : elle espérait qu'en se pavanant avec le bouclier d'Artémis dans un village remplis d'adorateurs des jumeaux, cela ferait enfin réagir Zeus. Elle n'avait pas pris ce bouclier juste pour que Myst Nail lui court derrière, il le faisait très bien comme ça tout seul ! Elle voulait voir Zeus mais comme ce dernier était plutôt du genre fuyant ces derniers temps, elle n'avait pas eu d'autre choix que de recourir à ce stratagème. Elle devait vérifier quelque chose de très important.


Pendant ce temps, Éland ne parvenait pas à la quitter des yeux. Outre le fait que c'était la première déesse qu'il voyait, qu'elle était à la fois sublime et dangereuse, il ressentait quelque chose de profondément enfoui en lui. Comme un sentiment de… familiarité ? Non, il devait sûrement faire erreur. Un simple paysan comme lui n'avait certainement rien à voir avec les dieux ! Éland sursauta soudain en voyant le visage de la déesse à quelques centimètres du sien, ses grands yeux mauves remplis de mystère.

« Je peux te demander une faveur ? fit-elle avec un sourire.

- Euh… oui…

- Ne dis à personne que je suis une déesse. »

Éland hocha la tête en souriant.

« Vous pouvez compter sur moi, Divine ! »

Elle eut un soupir.

« Bien entendu, cela veut dire que tu dois cesser de m'appeler Divine. »

Le sourire du mortel se crispa un peu.

« Eh ?

- Et aussi que tu dois me tutoyer. »

La crispation s'accentua.

« Eh ?

- En bref, tu dois me traiter comme une mortelle.

- Je n'y arriverai jamais ! » s'écria-t'il aussitôt, désespéré.


Shao Paï lui dédia son plus beau sourire, sachant pertinemment qu'il ne pourrait pas y résister.

« S'il-te-plaît, c'est vraiment très important pour moi de passer inaperçue ! »

Le jeune homme tenta de résister mais finit par s'avouer vaincu. Ses épaules s'affaissèrent et il baissa la tête.

« Je vais faire de mon mieux, » promit-il.

Ils se trouvaient à quelques pas de la maison lorsque la porte s'ouvrit soudain.

« Éland ! s'écria une voix de femme.

- Ah, c'est ma grande-sœur. »

Shao Paï se tourna pour la voir… et faillit pousser un cri de surprise ! Au lieu d'une mortelle, elle aperçut une forme cauchemardesque vaguement humaine. Les yeux rouges pleuraient des larmes de sang, la peau violette semblait cadavérique, les cheveux pourpres rappelaient des flammes s'envolant vers le ciel et les lèvres entrouvertes laissaient voir des crocs. Dans sa main droite aux doigts crochus et aux longs ongles noirs, elle tenait un fouet de cuir entrelacé. Vêtue d'une robe mauve en lambeaux, elle s'avança vers eux d'un air menaçant.

« Que… ?! » songea Shao Paï.

Elle jeta un rapide coup d'œil à Éland mais ce dernier ne semblait pas du tout paniqué. La déesse cligna rapidement des yeux et le monstre se transforma en une femme d'âge moyen, robuste et vêtue tout à fait convenablement. Elle arriva près d'eux d'un air sévère, ses cheveux bruns noués en une tresse dans son dos.

« Éland, reprit-elle, tu pourrais me dire qui est cette femme ?

- Cette… jeune femme est mon invitée… pour la nuit, parvint-il à mentir.

- Ah, vraiment ? » fit-elle en haussant un sourcil.

Elle toisa l'étrangère sans cacher sa méfiance. Shao Paï sourit pour faire bonne impression.


Finalement la femme se tourna de nouveau vers son frère.

« Je présume que ce n'est pas une fidèle d’Artémis, n'est-ce pas ?

- Eh bien, intervint Shao Paï, cela ne m'a jamais trop tentée de courir nue dans la forêt les soirs de pleine lune afin d'honorer cette déesse. Je me suis toujours dit qu’il fallait une sacrée endurance pour faire ça, sans parler des risques d'attraper froid. »

Un silence glacial suivit sa réponse. Éland la fixait d'un air horrifié tandis que le visage de sa sœur s'était crispé. Finalement elle fit :

« Hum… J'espère que tu sais ce que tu fais, Éland… »

Elle tourna les talons sans un mot de plus.


Consciente d'avoir fait une gaffe, Shao Paï soupira.

« Je ne comprends pas ce que j'ai dit de mal… Les prêtresses d'Artémis font toujours cela, pas vrai ? »

Éland prit un air embarrassé.

« À vrai dire, je ne sais pas vraiment. »

Cependant son imagination s'était emballée à la mention de femmes nues courant dans les bois. Il secoua la tête pour chasser ces pensées impures.

« Suivez-moi, fit-il à la déesse.

- Tu dois me tutoyer, » le corrigea-t'elle.

Il semblait qu'il allait avoir beaucoup de mal à jouer le jeu.


La femme les attendait à la porte. Elle sembla hésiter puis se tourna vers Shao Paï.

« Comme il y a des enfants dans cette maison, je te demanderai de garder un langage correct ! »

La déesse en resta ébahie.

« Mais mon langage est toujours correct ! se défendit-elle.

- Pff ! » répliqua la sœur avant d'ouvrir la porte.

Deux jeunes filles étaient assises à table, épluchant des carottes. L'une d'elles était âgée d'une quinzaine d’années, l'autre d'une dizaine. Elles avaient un lien de parenté indéniable avec la sœur aînée d'Éland : les mêmes cheveux bruns, les yeux clairs et la forme du visage ainsi que de la bouche. Seule la plus jeune arborait des tâches de rousseur sur ses joues, ce qui lui donnait un air enjoué.

« Notre frère rentre bien tôt ce soir, n'est-ce pas ? commenta l'adolescente.

- Mmm ! approuva la benjamine.

- Et il n'est pas seul, mes sœurs, » déclara l'aînée en rentrant.


La nouvelle procura un plaisir évident aux deux filles.

« Nous avons de la visite ? »

Shao Paï, accompagnée d'Éland, entra à son tour. Aussitôt les enfants quittèrent la table pour se poster devant elle.

« Bonjour, les salua-t'elle en se penchant vers elles. Vous êtes mignonnes comme tout ! »

Les filles lui rendirent poliment son salut. Éland se chargea des présentations.

« La plus petite s'appelle Tisiphone, cette charmante demoiselle est Alecto et ma grande-sœur s'appelle Mégère. »

Shao Paï tiqua en entendant ces noms. Ainsi elle ne s'était pas trompée. Le dernier lui sembla surtout particulièrement approprié.


Justement la dénommée Mégère était en train de remuer la soupe qui cuisait dans l'âtre.

« Mes sœurs, maintenant que les présentations sont faites, terminez de préparer le dîner pendant que je rends notre invitée… plus présentable. »

Shao Paï fronça les sourcils, offensée.

« Pardon ? et qu’est-ce qu'elle a, ma tenue ? »

La réponse de Mégère ne se fit pas attendre et fut sans appel :

« Trop courte. »

La femme se dirigea vers le couloir et s'arrêta au pied de l'escalier.

« Suis-moi, » fit-elle d'un ton impérieux.


Le visage de Shao Paï s'illumina d'un sourire mauvais.

« Avec plaisir… »

À ses côtés, Éland la supplia avec un sourire crispé :

« Ne la tuez pas, je vous en prie ! »

Il était bien conscient du caractère peu commode de sa sœur aînée — sinon comment expliquer le fait qu'elle ne soit toujours pas mariée à son âge bien qu'elle soit plutôt jolie ? — et il craignait que la déesse ne s'en offusque. Puisque Mégère ne savait pas qu'elle avait affaire à une déesse, elle risquait fort de s'accrocher avec elle et nul ne pourrait alors prédire la réaction de Shao Paï. Ils auraient de la chance s'ils s'en sortaient vivants (et sans être transformés en autre chose ) !


L'habillage ne dura pas bien longtemps. Les deux plus jeunes sœurs eurent le temps de finir la cuisine et de mettre la table tandis qu'Éland se débarrassait de la sueur et la poussière d'une journée de dur labeur. Cependant le jeune homme se rongea les sangs durant tout ce temps. Mais comme aucune explosion ni aucun hurlement ne parvenait de l'étage, il se permit d'espérer que tout s'était bien passé. Et effectivement les deux femmes apparurent, saines et sauves.

« Ouah ! Merveilleux ! » s'extasièrent les deux filles.


Mégère avait prêté une de ses robes à Shao Paï, bien plus longue que sa tenue de voyage donc bien plus décente au goût de l'aînée. Le tissu était sobre mais le vêtement paraissait élégant sur la déesse à tel point qu’Éland commenta sans réfléchir :

« C’est bizarre, ça ne fait pas le même effet quand c'est grande-sœur qui la porte ! »

La réaction de cette dernière ne se fit pas attendre : elle le frappa sur le sommet du crâne, et pas un petit coup. Shao Paï eut un rire gêné. La soirée promettait d'être mouvementée.

~*~

Pendant ce temps, dans les couloirs déserts de la demeure de Myst Nail, un appel retentissait de façon continue.

« Silène ! »

C'était Murio à la recherche de sa camarade qui semblait se terrer dans sa chambre alors qu'ils auraient dû partir depuis un moment déjà.

« Je sais que tu es là ! s'écria Murio en se postant devant la porte imposante qui menait aux appartements de la chevalière. Montre-toi ! Pourquoi n'es-tu pas venue faire ton rapport au maître avec moi ? Silène ! »

En effet, dès leur retour après la confrontation avec Shao Paï, Silène s'était retirée dans ses appartements sans même se présenter au maître. Ce fut alors à Murio qu'échût la lourde tâche de narrer leur face-à-face avec la déesse de la destruction. Inutile de préciser que Myst Nail n'avait pas été ravi de la tournure des événements. Cela dit il n'avait pas non plus explosé de colère, ce à quoi Murio s'était attendu au préalable. Il avait plutôt eu l'air de s'y attendre, curieusement…


« Silène ! » insista Murio une fois encore.

De l'autre côté de la porte, dans la vaste pièce meublée avec goût, Silène était assise sur son grand lit à baldaquin, plongée dans le noir et pensive. Elle ne cesser de se rejouer la scène de sa confrontation avec Shao Paï et serrait furieusement les poings.

« Maudite sois-tu, Shao Paï ! songea-t'elle avec haine. Tu as osé te réincarner en femme… Il va donc falloir que je te tue, quitte à briser le code d'honneur des chevaliers. »

Ce n'était une décision à prendre à la légère mais la femme était déterminée.


Elle se leva et s'approcha de la porte derrière laquelle Murio l'appelait toujours.

« Inutile de hurler, fit-elle en lui ouvrant, tu vas finir par réveiller les morts si tu continues. »

Les sourcils froncés, Murio la fixa avec insistance. Silène repoussa une mèche de ses longs cheveux verts. Elle refusa de lui fournir la moindre explication sur son comportement.

« Alors, où est-elle ? » préféra-t'elle demander.

Murio se pinça les lèvres. Il aurait voulu l'interroger sur son attitude inhabituelle mais dans le même temps il la connaissait suffisamment bien pour savoir que ce serait peine perdue.

Il soupira, ferma les yeux puis répondit :

« Le maître a dit : "près de Méthax"… »


Silène pencha la tête, songeuse.

« Dis-moi, tu ne t'es jamais demandé comment ça se fait que le maître arrive à savoir où elle est ? Après tout, c'est d'habitude le rôle des chevaliers de connaître les déplacements des dieux, et uniquement lorsqu'ils sont accompagnés des nôtres. »

Murio garda le silence un moment, l'observant par-dessus son épaule.

« Non, cela ne m'étonne en rien, répondit-il. N'oublie pas le lien qu'il y a entre eux. »

Sur ce il se retourna et se mit en route. Silène le fixa un moment avant de fermer les yeux en signe de peine.

« Je n'oublie rien… » murmura-t'elle dans le silence des vastes tunnels.

~*~

La nuit était tombée depuis un moment à Méthax. À la lumière du premier quart de lune, Shao Paï contemplait le ciel étoilé, perchée sur le toit de la demeure d’Éland et de ses sœurs. Non, ils ne l'avaient pas fait dormir là ! La déesse avait simplement attendu que tout le monde soit endormi pour passer par la fenêtre de sa chambre — la chambre d'Alecto, gentiment prêtée par celle-ci tandis qu'elle dormait avec la plus jeune des sœurs. Pour elle qui voulait cacher sa nature divine, il n'aurait pas été judicieux qu’on la voie bondir sur un toit !

« Myst Nail, » songea Shao Paï, son beau visage arborant une expression triste et nostalgique.

Elle se serait bien demandé comment ils en étaient arrivés là mais elle le savait parfaitement. Elle le savait même encore mieux que le dieu du mal, s'il avait réellement tout oublié…


Elle se releva en soupirant. L'heure n'était plus aux hésitations, il fallait redevenir sérieux et mettre toutes les chances de son côté. En premier lieu, il était finalement temps pour elle d'appeler ses chevaliers. Au nombre de quatre — un record parmi les dieux — chacun représentait un élément : l'eau, l'air, le feu et la terre. Cela faisait trois mois que Shao Paï s'était réincarnée : comme d'habitude, elle avait accéléré sa croissance pour atteindre sa taille adulte. Beaucoup de dieux procédaient ainsi sauf lorsqu'il leur prenait l'envie de connaître une vie de mortel. Ainsi étaient nées toutes les légendes sur les demi-dieux, prétendument enfants des dieux — comme si les dieux allaient s'accoupler avec des mortels ! Les prêtres se donnaient parfois beaucoup de mal et faisaient preuve d’une étonnante imagination pour donner un sens aux actions des dieux, sans parler de leur confusion permanente entre les dieux et les chevaliers, ainsi que des liens de parenté entre les dieux grecs. Comme si leur vie n'était déjà pas assez courte comme ça, ils la gaspillaient encore en vaines spéculations !


Concernant ses chevaliers, Shao Paï savait qu'ils s'étaient également réincarnés bien avant elle afin d'être prêts pour cette ultime bataille. C'était les ordres qu'elle leur avait donnés avant son second combat contre Myst Nail, après tout. Contrairement à elle, ils avaient grandi à un rythme normal et ne se souviendraient pas de leur identité tant qu'elle ne l'aurait pas décidé. Ils se trouvaient quelque part dans les environs d'Olympias, attendant inconsciemment son appel. Si elle ne les avait pas encore convoqués, c'était pour une raison bien simple : elle se méfiait de tous les chevaliers, y compris des siens. Oh bien sûr, ils obéissaient au moindre de ses ordres et lui étaient dévoués… en apparence du moins. Car Shao Paï soupçonnait les chevaliers de comploter entre eux contre les dieux, de s'échanger des informations sur leurs maîtres et du coup, leur apparente fidélité n'était en fait qu'un simple prétexte pour pouvoir mieux surveiller leurs agissements.


Shao Paï n'avait encore réussi à convaincre personne de sa théorie — elle avait même fini par renoncer à faire entendre raison à ses semblables — mais pour sa part, elle se méfierait toujours des chevaliers, ni dieux ni mortels. Si cela ne tenait qu'à elle, elle ne les appellerait même pas mais les dieux devaient respecter certaines convenances entre eux et être accompagné de ses chevaliers en faisait partie. Elle n'avait donc pas le choix : ses chevaliers devaient affronter ceux de Myst Nail, par conséquent elle devait les convoquer.


Avec un soupir de réticence, elle se concentra afin de sentir leur présence. Tous les quatre… dont un ne se trouvait pas très loin… Elle les trouva et leur envoya un message mental dénué de toute douceur :

« À l'aube, réveillez-vous et venez me rejoindre ! »

Il était inutile d'en dire plus : au réveil, ses chevaliers prendraient soudain conscience de leur véritable identité et accourraient aussitôt vers elle, connaissant d'instinct sa position grâce au lien qui unissait un dieu et ses chevaliers. Comme ça, si — non, quand Murio et Silène reviendraient la provoquer, elle pourrait laisser ses chevaliers s'occuper d'eux. Elle devait uniquement se concentrer sur Myst Nail.


Elle soupira.

« Quoi qu'il arrive, j'aurai au moins un de mes chevaliers à mes côtés à l'aube, se consola-t'elle. Les autres ne tarderont pas, si jamais Murio et Silène revenaient à la charge plus tôt que prévu… »

Elle se dressa fièrement et ferma les yeux en inspirant profondément l'air frais de la nuit. Même vêtue d'une légère chemise de nuit — prêtée avec réticence par Mégère — elle n'avait pas froid. Elle rouvrit ses yeux mauves et fixa l'horizon avec résolution.

« Le jour de la confrontation finale va bientôt arriver, fit-elle. Sens-tu la fin venir, Myst Nail ? La sens-tu ? Je te tuerai sans hésiter… pour ce que tu as fait à Hane Lath ! »

La brise légère joua avec ses cheveux tandis qu'elle défiait son ennemi juré.

~*~

Au même moment le dieu du mal était dans sa demeure, seul au centre du vaste et sombre séjour. Assis dans un fauteuil, il jouait avec un verre de vin, d'humeur bien pensive. Comme par hasard, il songeait lui aussi à sa némésis — ce n'était pas vraiment un hasard étant donné qu'il pensait à elle sans arrêt depuis de nombreuses décennies.

« Shao Paï, songea-t'il en prenant une gorgée de vin. Plus qu'un combat et ce stupide jeu s'arrêtera enfin… »

Il se leva brusquement et dans un accès de colère, jeta le verre au loin. Ce dernier ne se cassa pas et roula sur le sol, répandant son contenu sur le sol poli comme s'il s'agissait de gouttes de sang.

« L'enjeu est trop important ! déclara fièrement le dieu. Je refuse de perdre ! »

Quel qu’en soit le prix, il allait tuer Shao Paï une fois encore… et enfin obtenir ce qu'il désirait le plus au monde. Il allait se débarrasser de l'unique obstacle qui se dressait entre lui et l'objet de sa convoitise.






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