Chapitre Dix-sept : La blessure
Kurojū, septième mois de l'année 2454
Après tous ces événements, la vie au palais reprit peu à peu son cours, même si les esprits restaient marqués. Un matin, deux jours après l'exécution de Bakkushō, Seiryū se leva de bonne heure pour retrouver le Second Prince sur le terrain d'entraînement. Ils n'avaient guère eu l'occasion de se parler depuis leur retour et Seiryū voulait s'enquérir de la santé de l'adolescent — en prétextant un duel au sabre. Certes, Haruni était blessé au bras, mais Seiryū était sûr que cela n'empêchait pas l'adolescent de poursuivre son entraînement. En plus, vu les soins prodigués par les médecins impériaux, cela ne pouvait qu'aller mieux, pas vrai ?
Cependant, le terrain était désert. Cela étonna le Firal : Haruni avait pour habitude de s'entraîner seul à l'aube, quel que soit le temps. Était-il encore fatigué ? Perplexe et un peu inquiet, Seiryū ne pouvait toutefois pas se présenter dans les appartements du Second Prince pour prendre de ses nouvelles : ils n'étaient pas des amis proches. Il envoya donc Hatō, un de ses servants, transmettre un message de sa part, mais l'homme revint avec une réponse vague :
« Son Altesse va bien. »
Seiryū savait que ce n'était pas vrai, mais il ne pouvait rien faire de plus.
Il attendit de voir Tomuki durant leur cours en milieu de matinée et le prit à part.
« Tomuki, comment va ton frère ? demanda-t'il l'air de rien.
– Ça peut aller, pourquoi ?
– Hum, je… je ne l'ai pas vu au terrain d'entraînement ce matin, » avoua Seiryū.
Tomuki lui lança un regard curieux.
« Tu voulais le voir ce matin ? »
Seiryū acquiesça, se sentant un peu gêné. Cela fit sourire son ami.
« Vous vous êtes rapprochés ces dernières semaines ! s'écria-t'il. Je suis si content !
– Ce n'est pas ça, dut-il le décevoir. Je m'inquiète pour ses blessures… Tu l'as vu ce matin ?
– Au petit-déjeuner, comme d'habitude.
– Et il t'a paru comment ? Il allait bien ? »
Tomuki soupira et regarda autour de lui avant de lui répondre à voix basse :
« Ne va pas le répéter parce que Haruni n'apprécierait pas. Il a encore l'air fatigué et surtout, il a vomi durant le repas. Le médecin est repassé l'examiner et a dit que c'était à cause de la fièvre persistante.
– La fièvre…
– Oui, il a pris froid et n'arrive pas à s'en remettre, selon le docteur. Mais avec du repos et en restant bien au chaud ici, il finira par se rétablir. »
Seiryū fronça les sourcils. Haruni avait déjà eu de la fièvre au début de sa captivité. Cela durait donc depuis bien trop longtemps. Le Firal n'était pas médecin, mais il savait qu'une blessure infectée pouvait provoquer de la fièvre. Cela augmenta son inquiétude.
Œuvre originale écrite par Karura Oh. Lisez sur mon site http://karuraoh.free.fr. Si vous la voyez sur un autre site, c'est qu'ils ont volé mon histoire !
« Et ses blessures ? s'enquit-il.
– Haruni a expliqué qu'il se soigne et que ça guérissait.
– Même la grosse blessure à son bras ? »
Tomuki pencha la tête sur le côté.
« Son bras ?
– Oui, c'est arrivé durant l'attaque surprise et tu l'as vue au campement. C'est la plus grave de ses blessures et… »
En voyant l'air étonné de son ami, il fut saisi par un mauvais pressentiment.
« Il n'aurait quand même pas… caché cette blessure ? »
Cela dit, durant le premier Conseil à leur retour, l'Empereur avait parlé des griffures de tigre, mais il n'y avait pas eu un mot sur l'état du bras de l'adolescent. Seiryū avait attribué cela au fait que cette grave blessure était due à la magie et que cela aurait été compliqué d'expliquer sa provenance devant le Conseil. Mais dans ce cas, Tomuki aurait dû être au courant !
« Bah non, reprit-il maladroitement, oublie ça. Je tâcherai de voir ton frère plus tard. »
Tomuki n'insista pas sur ce sujet et eut un grand sourire.
« D'accord. Tu sais, ce serait bien que vous vous entendiez ! »
Seiryū lui rendit son sourire, un peu plus réservé.
« Cela ne dépend pas de moi. »
Tomuki soupira, comprenant totalement. Alors que cela faisait quinze ans que Haruni avait intégré la Cour, il ne s'y était fait aucun ami. En plus, vu son caractère peu commode, il n'était pas apprécié de ses pairs comme des adultes. C'était vraiment désespérant !
Seiryū parvint à trouver Haruni à la bibliothèque en début d'après-midi, à une heure où l'adolescent se promenait à cheval d'habitude. Le Firal devait se rendre à un cours de stratégie, mais il n'hésita pas à le manquer pour parler en tête-à-tête avec le Second Prince. Comme il n'y avait personne d'autre à la bibliothèque à cette heure-ci, c'était le moment idéal. Haruni ne parut guère ravi de le voir s'asseoir en face de lui. Il leva les yeux du parchemin qu'il lisait — d'une main, nota Seiryū avec inquiétude — et ne répondit pas à son salut.
« Qu'est-ce que vous voulez ? » lança-t'il directement d'un ton mauvais.
Il semblait encore en vouloir à Seiryū. Ce dernier s'y attendait : le Second Prince avait la rancune tenace !
« Votre Altesse, fit-il sans s'offusquer, comment allez-vous ? »
Haruni plissa les yeux.
« Il me semble vous avoir dit de ne plus vous mêler de mes affaires, rappela-t'il.
– Je me fais simplement du souci pour vous. »
Le Second Prince haussa un sourcil, clairement incrédule. Cela vexa un peu Seiryū.
« Vous soignez vraiment vos blessures ? demanda-t'il directement sans tourner autour du pot.
– Vous n'avez pas eu le rapport du médecin ? railla Haruni. J'aurais pourtant juré que cela avait fait le tour du palais !
– Je veux parler de votre bras. »
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Le sourire de l'adolescent retomba.
« Ce ne sont pas vos affaires.
– Donc vous n'avez vraiment rien dit, » comprit Seiryū, la mort dans l'âme.
Comment Haruni pouvait-il risquer ainsi son bras juste parce qu'il était trop fier pour laisser les gens apprendre qu'il était blessé ? C'était insensé !
« Tomuki m'a dit que vous avez encore de la fièvre, continua le Firal. C'est à cause de l'infection de votre plaie, non ?
– Tomuki parle trop, marmonna Haruni.
– Si vous persistez à ne rien dire, je vais…
– Quoi, rompre votre serment sur les Dieux ? » le nargua l'adolescent.
Seiryū se tut, maudissant ce serment qui l'obligeait à se taire.
« L'affaire est trop grave, argua-t'il. Vous risquez de perdre votre bras !
– Et vous perdrez la vie si vous parlez. Alors, mon bras vaut-il votre vie ? »
Le Firal serra les poings, clairement tourmenté. Haruni roula des yeux et posa son bras gauche sur la table pour soulever la longue manche. Seiryū vit des pansements.
« Je soigne mon bras, répliqua-t'il. Mais ça ne va pas se guérir en quelques jours. »
Un peu rassuré, Seiryū tenta :
« Le médecin pourrait vous aider.
– Pour qu'il en parle ensuite à tout le monde ? Non merci ! »
Seiryū le fixa avec exaspération et lança :
« Votre fierté est donc si importante ?
– Qui parle de fierté ? rétorqua Haruni. Il s'agit simplement de ne pas dévoiler une faiblesse à mes ennemis.
– Quels ennemis ? Dekita… »
Haruni prit soudain un air sévère et méprisant.
« Ne me prenez pas pour un idiot, siffla-t'il. Votre père et ses amis seraient ravis que je perde mon bras, cela leur fournirait une excuse pour enfin m'exiler. Et si l'infection me tue ? Ah, c'était inévitable ! Surtout si on empoisonne les médicaments. »
Seiryū sentit une sueur froide couler le long de son dos.
« Jamais mon père ne ferait une chose pareille ! protesta-t'il.
– Et l'un de ses amis ? Ou même vous, puisque vous avez déjà pris le pli de mettre un somnifère dans mon thé ?
– Votre Altesse, c'était pour vous aider ! »
Combien de fois devrait-il se justifier à ce sujet ? Le regard froid de Haruni signifiait : toujours.
Le Second Prince renifla d'un air dédaigneux.
« Voilà pourquoi je ne veux plus de votre aide. Je n'ai plus rien à vous dire, Firal Seiryū. Partez. »
Seiryū s'offusqua, mais il savait que cela ne donnerait rien d'insister. Cela braquerait davantage le Second Prince contre lui.
« Si je trahis mon serment dans le but de vous sauver, lança-t'il néanmoins, je suis sûr que les Dieux me pardonneront !
– Vraiment ? rétorqua Haruni sans se laisser démonter. Vous êtes prêt à parier votre vie là-dessus ? »
Il ricana devant le silence de Seiryū.
« C'est bien ce que je pensais. Oubliez tout ça, Firal Seiryū, et laissez-moi gérer seul mon problème. Je n'ai pas besoin de vous. »
Vexé et impuissant, le Firal quitta la bibliothèque.
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Haruni ne fut pas tranquille pour autant car une fois le Firal parti, ce furent les Dieux qui le harcelèrent à Leur tour.
« Ton bras n'est pas en train de guérir, bien au contraire ! »
Haruni s'en doutait bien. Le pus coulait à chaque fois qu'il changeait les pansements, soit deux fois par jour. L'odeur restait infecte, la douleur persistait, de même que la fièvre et les vomissements. Au niveau de son épaule, là où s'arrêtait la blessure, il pouvait distinguer des lignes rouge foncé qui en partaient. Sans être docteur, il savait que tout cela était mauvais signe.
« Que puis-je faire d'autre ? maugréa-t'il. Je suis déjà en train de vider toutes les réserves d'onguent désinfectant du palais !
– Parles-en au médecin.
– Pour qu'il rédige un joli rapport que tout le monde lira ? Franchement, il ne fera rien de plus pour mon bras et Vous le savez ! »
Les ombres s'agitèrent un peu.
« Tu dois en parler à un médecin impérial, c'est essentiel.
– Pourquoi ? L'un d'eux pourra sauver mon bras ? insista Haruni avec agacement.
– Eux non, mais… »
L'adolescent fronça les sourcils, sentant qu'Ils lui cachaient quelque chose d'important.
« Parlez, » fit-il.
Les Dieux hésitèrent un peu avant de céder.
« Dans la majorité des Alternatives, le fait de révéler ta blessure te permet de trouver quelqu'un pour la traiter efficacement. Il n'y a qu'ainsi que tu peux sauver ton bras. »
Haruni releva quelque chose d'important :
« Donc Vous savez qui peut m'aider ! »
Ses ancêtres se figèrent. Ils S'étaient trahis !
Haruni insista :
« Dites-moi qui c'est et j'irai le trouver.
– Non, cela ne doit pas se passer ainsi !
– Je ne vois pas le problème, c'est juste prendre un raccourci.
– Nous ne pouvons pas intervenir aussi directement ! »
L'adolescent lâcha un rire ironique.
« Il me semble que nous avons dépassé ce stade depuis très longtemps, non ? »
Les Dieux ne surent que dire. Effectivement, Leur implication dans la vie de Second Prince était inédite. Plus Ils essayaient de remettre les barrières en place, plus elles étaient détruites. Ils Se consultèrent rapidement.
« Aucune Alternative ne se déroule ainsi, conclurent-Ils. Ce n'est donc pas possible. »
Bien que fiévreux, l'esprit de Haruni restait acéré.
« Vous n'avez pas vu toutes les Alternatives existantes. Et puis même si c'était le cas, qu'est-ce qui m'empêcherait de créer ma propre Alternative ? »
Pas pour la première fois, les Dieux furent impressionnés par l'audace de Leur descendant. Cela renforça l'attachement particulier qu'Ils éprouvaient à son égard. Ils Se décidèrent en conséquence :
« Tu dois te rendre au temple de Myūjin. L'homme qui peut t'aider se nomme Kuji. »
Haruni expérimenta une curieuse sensation de familiarité : encore Myūjin ! Comme s'il n'y avait pas déjà passé assez de temps endormi ! Quant au nom de Kuji…
« Je le connais ? s'enquit-il.
– Il s'est occupé de toi… de ton corps pendant que tu étais là-bas. »
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Le visage de Haruni s'assombrit. Il ne s'était jamais réellement attardé sur cette idée, mais les prêtres avaient dû prendre soin de son corps privé d'âme pendant vingt-cinq ans. Cela voulait dire le nourrir, le laver, le changer comme un bébé… À son réveil là-bas, il avait été bien trop déboussolé pour réagir et l'Empereur était rapidement venu le récupérer. Hum, cela n'avait pas été de glorieux moments.
« C'est à cause de ça qu'il peut me soigner ? hasarda-t'il.
– Non, cela n'a aucun rapport. Tu verras quand tu le rencontreras. »
L'adolescent restait encore hésitant, mais il avait assuré aux Dieux qu'il irait voir cet homme. Myūjin se trouvait au sud de Kurojū, à deux ou trois jours de cheval. Qui plus est, Haruni se doutait bien qu'il n'allait pas être guéri tout de suite et qu'il devrait suivre un long traitement. Aussi était-il impossible de juste partir comme ça. Il ne pouvait pas non plus laisser simplement un mot. Cela voulait dire qu'il allait devoir convaincre son père sans pour autant lui dévoiler la raison de ce voyage subit. Haruni soupira devant la difficulté de cette tâche.
Tegami se trouvait dans ses appartements avec son épouse quand Haruni se présenta. Après les questions habituelles sur son état de santé, il exposa l'objet de sa visite.
« Le temple de Myūjin ? demanda Tegami en haussant les sourcils. Qu'est-ce qui te prend tout à coup ? »
Sans surprise, sa demande surprit et intrigua ses parents au plus haut point.
« Je dois aller voir quelqu'un là-bas, expliqua-t'il honnêtement. Un moine du nom de Kuji. »
Devant l'air interrogateur de son père, il ajouta :
« C'est lui qui s'est occupé de mon corps au début.
– Oh… »
Le visage de l'Empereur afficha sa réticence à se rappeler de ces moments. Haruni retint un rire moqueur. Son père ne changerait jamais sur ce point !
De son côté, Kaname était également perplexe :
« Pourquoi tu souhaites le voir, Haruni ?
– J'ai quelque chose à lui demander.
– De quoi s'agit-il ?
– C'est personnel. »
Ce genre de réponse sidérait toujours autant Tegami et Kaname, car dans la culture de l'Empire, la famille signifiait tout partager. Toutefois, Haruni n'avait pas la même conception qu'eux sur ce point, ce qui était difficile à accepter des deux côtés. Tegami fronça les sourcils et critiqua :
« Personnel, comme ce qui t'est arrivé à Tomako et dont tu refuses de nous parler ? »
Haruni leva les yeux au ciel, passablement irrité. Encore cette histoire !
« Ce n'est pas que je refuse d'en parler, c'est que vous ne m'avez jamais demandé quoi que ce soit correctement ! »
Tegami manqua de s'étrangler.
« Comment ça ? Je t'ai tout de suite demandé de me raconter ce qui s'est passé !
– Devant le Conseil ! rétorqua Haruni. Vous ne vous êtes même pas demandé si j'avais envie d'étaler mon histoire en public ! »
Tegami écarquilla les yeux, croyant comprendre.
« Tu… hésita-t'il, tu as dit que le commandant Gorō ne t'a pas… qu'il n'a jamais… »
Haruni plissa le front, puis comprit. Son énervement augmenta d'un cran.
« Encore avec vos histoire de viols ! ricana-t'il de colère. Vous croyez vraiment que c'est la pire chose qui puisse arriver à quelqu'un ? Vous manquez sérieusement d'imagination ! »
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Kaname avait d'abord blêmi en entendant le mot 'viols', puis elle prit un air inquiet.
« Alors dis-nous ce qui t'est arrivé, Haruni, que nous puissions comprendre et t'aider. »
Mais l'adolescent se referma aussitôt.
« Il n'y a rien à comprendre et il n'y a rien à aider.
– Haruni…
– Vous n'avez pas à vous en faire pour ça. Votre fils est rentré sain et sauf, n'est-ce pas tout ce qui compte ? »
Tegami et Kaname prirent un air interloqué à la formulation étrange de la phrase de Haruni. Ce dernier ajouta :
« Du moment que Tomuki va bien, j'ai accompli ma mission. Le reste n'a aucune importance. »
Kaname sentit les larmes lui monter aux yeux en comprenant soudain.
« Haruni, s'écria-t'elle, tu es aussi notre fils !
– Non, répliqua-t'il d'un ton bien trop calme. Je suis juste là pour le protéger et m'assurer qu'il monte sur le trône. C'est ma mission. »
Ses paroles étaient très perturbantes, à tel point que Kaname et Tegami ne savaient pas comment y faire face.
« Haruni, avoua Tegami, je ne comprends pas…
– Ça, ça n'est pas nouveau, » l'interrompit l'adolescent pour lancer une pique cruelle.
L'Empereur pâlit énormément, sous le choc. Kaname lui saisit la main, puis se tourna vers Haruni, confuse.
« Haruni, qui t'a mis cette idée en tête que tu devais à tout prix protéger Tomuki ? »
L'adolescent haussa les sourcils. Entre son visage très pâle à cause de la fièvre et ses cheveux noirs, ses yeux dorés semblaient pratiquement s'illuminer d'une lueur inquiétante. Le pire était qu'il avait l'air si impassible en prononçant des paroles éprouvantes.
« Personne ne m'a rien mis en tête, Kaname, je ne suis pas stupide. Je n'étais pas censé venir au monde, c'est un fait. Pourtant, à cause de l'entêtement des Dieux, je suis né et je n'ai cessé de provoquer des morts depuis. Trop de gens ont perdu la vie juste pour que la mienne continue, alors n'est-il pas normal que je fasse quelque chose de cette vie afin de justifier tous ces sacrifices ? Sinon, je ne serai qu'un monstre qui subsiste en se nourrissant de la mort des autres. »
Ces pensées avaient toujours été en lui et c'était ce qui l'avait motivé à aller jusque là. Comme il l'avait dit à Tomuki, il fallait toujours honorer la mémoire des gens qui s'étaient sacrifiés pour lui. Du coup, ça l'indignait toujours quand on lui disait qu'il devait vivre sa vie. Sa vie, comme si elle était à lui et qu'il pouvait en faire ce qu'il voulait. Avec tous les gens morts pour perpétuer cette vie, comment aurait-il pu la considérer comme sienne ?
Comme Tegami ne savait vraiment pas quoi dire, Kaname fut bien obligée d'essayer de raisonner l'adolescent :
« Haruni, comment peux-tu penser des choses aussi terrifiantes ? »
Le concerné renifla de dédain.
« Si je ne suis pas mort quand les Hikari m'ont livré en pâture aux Vites, c'est bien parce que je me suis emparé du corps de l'un d'eux. Lyrel était encore vivant quand j'ai expulsé son âme de son corps pour me l'approprier. Il a été ma première victime, mais pas la dernière. Beaucoup d'autres sont ensuite morts de mes propres mains ou par ma faute. Kaname, aurais-tu oublié ce qui est arrivé à Metsūjū ? »
La femme pâlit. Le jour de l'Invasion, elle avait perdu toute sa famille. Il ne lui restait plus que son fils.
« Ce… ce n'était pas de ta faute, tenta-t'elle faiblement d'arguer.
– Tu as vraiment oublié qui s'est battu contre ton frère Kahiro et l'a mortellement blessé ? »
L'Impératrice tomba à genoux, les larmes aux yeux. En la voyant ainsi, Tegami sortit enfin de sa léthargie et s'écria d'un ton furieux :
« Haruni, ça suffit ! »
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L'adolescent garda un long silence qui était encore plus terrifiant que tout ce qu'il avait dit jusque là. Il finit par inspirer, puis fit :
« Vous avez raison, Père, ça suffit. Je pars pour Myūjin et quand j'aurais fait ce que j'ai à faire là-bas, je verrai bien si je veux revenir ou pas. »
Tegami en resta interloqué.
« Comment ça, si tu veux revenir ou pas ? Ta place est ici, tu le sais très bien ! »
Haruni lui jeta un regard moqueur.
« Pourquoi ? Parce que je suis votre fils ? Mais vous en êtes bien sûr ?
– Qu-quoi ? Qu'est-ce que tu racontes encore ?
– Les Dieux ont très bien pu prendre n'importe quelle âme pour l'implanter dans ce corps. Qui vous dit que je suis bien Haruni, au fond ? »
Tegami serra les poings, impuissant à comprendre et à répliquer. Haruni le fixa un moment, puis se détourna de lui.
« Vous voyez, ce sera bien mieux quand je ne serai plus là. »
Il quitta la pièce, laissant ces terribles paroles résonner longuement derrière lui. Kaname laissa enfin échapper un sanglot et Tegami se porta aussitôt à ses côtés, aussi perdu et confus qu'elle.
« C'est horrible, sanglota Kaname. Je n'aurais jamais cru qu'il avait toutes ces pensées en lui depuis si longtemps !
– Je ne comprends pas, fit Tegami en fixant le vide. D'où est-ce qu'il sort tout ça ? »
Kaname sortit un mouchoir de sa manche et tenta de ressuyer ses larmes qui ne cessaient de couler.
« Avec tout ce qu'il a vécu, comment pourrait-il en être autrement ? fit-elle. Mais je pensais qu'il allait mieux, qu'il s'était enfin fait à sa nouvelle vie… »
Tegami se mordit les lèvres, puis regarda dans la direction où son cadet était parti.
« Est-ce mieux de le laisser partir pour Myūjin ? demanda-t'il.
– Si on l'oblige à rester, cela ne l'aidera pas. Il vaut mieux le laisser aller là-bas et peut-être que le Très Saint Amonji pourra le raisonner.
– Hum… »
Tegami n'avait pas une très haute opinion des prêtres, et encore moins du Grand Prêtre qui avait été autrefois un visiteur fréquent du palais, du temps du précédent Empereur. Toutefois en l'occurrence, il n'avait pas vraiment d'autre choix. Il éleva soudain la voix et fit aux Ombres qui se trouvaient toujours dans les environs :
« Je veux que trois d'entre vous escortent mon fils jusqu'au temple. Il ne doit rien lui arriver !
– À vos ordres, votre Majesté, » répondit une voix à l'origine indéterminée.
C'était tout ce qu'il pouvait faire en tant que père et cela lui brisait le cœur de se sentir aussi impuissant.
Haruni retourna directement dans ses appartements pour se préparer au départ. Il était dans un tel état d'agitation qu'il ne prit même pas le temps de s'étonner de ne voir aucun garde impérial lui barrer la route des écuries. De toute façon, il n'aurait laissé rien ni personne l'empêcher de partir. Il héla l'un des palefreniers et demanda à ce qu'on lui apporte sa monture. À son retour de Dekita, il avait eu la surprise d'apprendre que Yaji n'était pas perdu. Il s'en était séparé afin de leurrer l'ennemi qui était à leurs trousse et il s'avéra que les chevaux étaient retournés au campement par habitude. Quand l'Armée Impériale était revenue de la plaine de Mara, vaincue, les chevaux avaient été ramenés à Kurojū avec le reste des troupes. Les montures des deux princes ainsi que celle de Seiryū furent dûment identifiées et remises aux écuries du palais. Tout s'était bien terminé, en tout cas pour les chevaux.
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La ballade en cheval revigora Haruni, comme à chaque fois qu'il quittait le palais et son atmosphère oppressante. Ce fut encore plus vrai suite à la discussion qu'il venait d'avoir avec ses parents. Il n'avait pas prévu de leur dire tout ça, mais l'Empereur l'avait tellement énervé que c'était sorti tout seul. Pendant tout ce temps, il avait craint que son pouvoir du feu ne devienne hors de contrôle et que tout brûle autour de lui. Heureusement, rien de tout ça n'était arrivé.
« Hum, c'est grâce à Nous, intervinrent les Dieux. Nous avons bloqué ton pouvoir car tu ne le maîtrisais plus du tout.
– Ah, » réagit simplement Haruni.
Cela n'avait aucune importance pour lui. Peut-être que s'il avait vraiment mis le feu au palais, il se sentirait bien mieux.
« C'est un contre-coup du pouvoir des ténèbres que tu as utilisé à Tomako et aussi un effet de ton état de santé déplorable. Tu ne devrais pas partir tout seul comme ça à Myūjin, tu aurais dû prendre un carrosse !
– C'est comme un cercueil à quatre roues, non ? » lança Haruni avec désinvolture.
Les Dieux préférèrent ne rien dire. Haruni n'était pas en état d'avoir une vraie conversation.
« Nous allons prévenir les prêtres pour qu'ils t'envoient une escorte à mi-chemin.
– Pas question, » répliqua l'adolescent.
Les Dieux se retinrent à nouveau de répliquer.
« De toute façon, il y a bien trois Ombres qui me suivent, reprit Haruni, alors je l'ai, mon escorte ! »
Effectivement, il pouvait sentir une présence derrière lui. Seules les Ombres auraient la prévenance de rester à bonne distance de lui. Les gardes impériaux l'auraient déjà entouré dans le but de le protéger plus efficacement.
« Je ne veux pas non plus que les prêtres soient au courant de mon état, ajouta Haruni.
– Alors comment tu vas faire, une fois à Myūjin ? S'enquirent les Dieux. Il faudra bien que tu parles de ta blessure afin d'obtenir les soins nécessaires.
– J'aviserai une fois sur place, pas avant. »
Cela ne rassura guère les Dieux. Bien sûr, Ils auraient pu passer outre l'avis de Leur Descendant et prévenir le Grand Prêtre, mais Haruni Leur en voudrait alors pendant longtemps. Néanmoins, Ils Se promirent d'intervenir si jamais il tombait inconscient.
Durant le voyage, Haruni en profita pour songer à la place des prêtres dans l'Empire de l'Aube. En tant que servants des Dieux, ils étaient respectés du peuple et officiaient pour les diverses cérémonies religieuses qui rythmaient l'année. Contrairement à la religion catholique, il n'y avait pas de baptême et communion. Les prêtres intervenaient pour les mariages et les enterrements. Il y avait aussi la bénédiction de la nouvelle année et celle pour les moissons. En cas de sécheresse, de trop fortes pluies ou de gel hors saison, les prêtres étaient aussi sollicités dans l'espoir que les Dieux entendent leurs prières et mettent un terme à ces événements climatiques désastreux. Certains moines devenaient errants à un moment de leur vie religieuse et ils parcouraient l'Empire afin d'aider les gens de leur mieux.
Il y avait plusieurs temples dans chaque province, rattachés à des temples principaux qui dépendaient eux-mêmes du temple de Myūjin où se trouvait le Grand Prêtre Amonji, l'équivalent du Pape. Même si on parlait le plus souvent des prêtres, les femmes pouvaient aussi devenir prêtresses, quoi que cela était bien plus rare. Contrairement à leurs homologues mâles, elles ne parcouraient pas l'Empire et étaient rarement sollicitées pour les cérémonies. Cela n'arrivait que si aucun prêtre n'étaient disponible. Tout le monde pouvait entrer dans les ordres à condition de renoncer à son nom, ses biens et sa famille. Dans la noblesse, il arrivait souvent que des hommes vieux deviennent moines et se retirent du monde séculier pour laisser la place aux nouvelles générations. Les femmes veuves et sans enfant qui ne pouvaient pas rester dans leurs familles choisissaient d'entrer dans la prêtrise. Les orphelins que personne ne pouvaient accueillir finissaient aussi dans les temples.
Outre le pouvoir religieux, les prêtres étaient également présents chez tous les seigneurs de province en tant que conseillers… sauf que depuis les Hikari, cette présence n'était plus la bienvenue. À la base, les Hikari avaient œuvré pour discréditer les prêtres et les chasser du palais. Cela avait abouti à un édit de l'Empereur disant que les prêtres ne devaient plus se mêler de politique et devaient rester dans leurs temples. Les autres seigneurs avaient bien été obligés de s'y plier, même s'ils avaient conservé des relations très cordiales avec les prêtres. Maintenant que les Hikari n'étaient plus, cet édit aurait dû normalement être abrogé, mais… Tegami n'avait jamais fait revenir les prêtres à la Cour, malgré le renouement de son lien avec les Dieux. Du coup, les autres seigneurs n'osaient pas le faire. Quant à Haruni, il n'avait pas songé aux prêtres plus que ça et ne s'était pas penché sur la question. Il y avait déjà assez de complots et d'intrigues au palais comme ça !
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Le lendemain du départ de Haruni, Seiryū vit arriver un Tomuki boudeur à leur leçon du matin.
« Tomuki, que t'arrive-t'il ? demanda-t'il d'un ton soucieux.
– Haruni est parti pour quelques jours, marmonna le Premier Prince.
– Quoi ?! Quand ça ?
– Hier après-midi, et je ne l'apprends que ce matin ! Je n'ai même pas pu lui dire au revoir. »
Tomuki en voulait à ses parents de ne pas l'avoir averti. Ceux-ci avaient pris un air bizarre qui l'avait dissuadé de poursuivre sur ce sujet, mais la rancœur était là.
« Où est-il allé ? s'inquiéta Seiryū.
– Au temple de Myūjin. »
Cela augmenta la perplexité du Firal.
« Pourquoi là-bas ?
– Va savoir. On ne me dit jamais rien de toute façon. »
Seiryū ne prêta plus attention au ton boudeur de son ami.
« Il est reparti malgré sa blessure ? Et l'Empereur l'y a autorisé ? »
C'était forcément pour une raison importante. Inquiet, le Firal songea un instant à rejoindre Haruni en route. Ce dernier n'avait qu'une demi-journée d'avance après tout, sans compter qu'il avait dû s'arrêter pour la nuit. Ce serait possible de le rattraper. Puis il se dit ensuite que le Second Prince n'apprécierait sûrement pas sa présence et l'accuserait encore de vouloir lui nuire. Il soupira. En l'état actuel de leur relation, Haruni ne croirait jamais qu'il était simplement inquiet pour lui, bien que ce soit la pure vérité.
« Il n'est parti que pour quelques jours, se consola-t'il. Je prendrai de ses nouvelles dès son retour. »
Satisfait de cette décision, il se consacra à ramener le sourire sur les lèvres de Tomuki.
Note de Karura : Concernant l'explosion de Haruni devant ses parents, ce n'était pas prévu à la base. Mais il faut bien se dire une chose : au vu de tout ce qu'il a vécu, il ne va pas bien. Il peut prendre sur lui en temps normal et cacher ces pensées destructrices au fond de son cœur, cependant il est actuellement dans un état d'épuisement physique comme moral. Cela explique donc qu'il se soit lâché et qu'il ait tout balancé au visage de ses parents.
Ce sont souvent les premières expériences de l'enfance qui déterminent en grande partie notre vie adulte. Et Lucius avait dit à Lyrel que même s'il était un monstre, il pourrait se racheter en se rendant utile. Cette pensée n'a cessé de hanter l'esprit de Haruni depuis.
De plus, il faut dire que la position de Second Prince n'est pas très enviable. Basiquement, ce n'est vraiment qu'une pièce de rechange au cas où il arriverait quelque chose au Premier Prince.
Du coup, projeté dans cette nouvelle vie, Haruni s'est raccroché en se trouvant une mission : protéger Tomuki et lui permettre d'accéder au trône.
Haruni n'est pas capable de vivre uniquement pour lui et ne peut même pas envisager cette situation. Avec un peu de chance, il trouvera un jour des raisons de vivre sa vie.
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